Fusées et fumées de la mémoire : notes sur un motif des archives spatiales

23 Mai 2022

Dans Apollo 10 ½ : a Space Age Childhood , on plonge dans les souvenirs du réalisateur au prétexte d’un rêve : un voyage secret sur la Lune, relecture à hauteur d’enfant des images télévisées d’Apollo 11, rêvées ici par la rotoscopie. Un trajet imaginaire vers l’Espace, pour un voyage dans les sensations et les images d’une époque. L’association poétique de la fusée qui s’arrache à la Terre et du passé remémoré est un motif que l’on retrouve d’une tout autre manière dans plusieurs films récents, en particulier les films de montage qui remploient les archives spatiales.
Sur un pas de tir, un lanceur. Un panache de fumée s’échappe des tuyères, les réacteurs s’enflamment, puis la fusée s’élève progressivement jusqu’à sortir du champ, laissant dans son sillage une épaisse et dense fumée. Plus tard, une mince trace ascendante raie le ciel uni, puis le premier étage de la fusée se détache, que la distance réduit à un point abstrait et diffus. Il retombe lentement, traçant un trait translucide, tandis que la fusée a disparu. Cette scène, nous l’avons vue cent fois dans les images des puissances spatiales et au cinéma. Cette mise en scène visuelle du décollage, du glissement du proche vers le lointain – et de l’opacité à la transparence – est cependant renouvelée dans plusieurs films récents, qui reprennent l’un et/ou l’autre de ces plans typiques, à des moments clefs. Le panache de la fusée y est à la fois événement plastique et évocation de la caducité de la mémoire individuelle et collective.

Plusieurs films de la collection de l’Observatoire de l’Espace font un usage comparable du motif. Dans Écoutez le battement de nos images, d’Audrey et Maxime Jean-Baptiste (2020), film de montage d’archives du Cnes, la fusée Diamant B ouvre et ferme le film, dans une autre histoire, plus intime, de Kourou, du côté des populations locales. Le montage du film a éliminé de l’archive initiale les plans de coupe sur des ingénieurs et le suspense d’un compte à rebours, ne conservant que les traces opalescentes sur le ciel. La voix over fait de ce sillage qui s’efface dans la nuit la figuration de l’oubli d’une histoire antérieure au centre spatial. Dans Hammaguir, fragment spatial (Julie Bellard et Alexander Larson, 2019), ce sont les volutes d’une autre fusée Diamant, sur la base française en Algérie, qui matérialisent les errances des récits mémoriels. Mais on trouvera des remplois comparables dans plusieurs autres films contemporains. Ainsi, une image retrouvée des fumées de la fusée Cèdre, expérience spatiale libanaise des années 1960 avortée et oubliée, structure le film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society (2013), qui interroge les conditions de possibilité de la mémoire collective.

Décollage de Saturn V, 1969 (© NASA)

Certes, la présence massive des plans iconiques de fumées du décollage, dans la communication des puissances spatiales, puis dans les archives, comme dans la fiction , invite au remploi ; il n’est pas étonnant que les artistes s’en emparent. Pour autant, ce type d’archive n’a pas toujours été chargé de semblables connotations. Le film Variations sur un Diamant de Bernard Paris et Jean-Claude Schifrine (1973) est un montage rythmique et pop d’images tournées à Kourou, sur une musique rock lyrique et il produit un tout autre effet que les exemples précédents : élan poétique, voire feux d’artifice. Les images de panache servent souvent l’épique – pensons à la séquence d’anthologie de Moonwalk One de Theo Kamecke (1970), où la monumentale Saturn V, que le film compare aux pierres de Stonehenge, est détaillée sous tous les angles. Au moment du countdown, l’image est saturée de flammes et de fumées spectaculaires ; le cinéaste use alors du ralenti, dilate le temps, exposant la puissance de la machine, tandis qu’au bruit assourdissant des réacteurs se mêle de façon surprenante le son de volées de cloches qui donne au décollage une dimension mythique. Dans ce cas, la trace sur le ciel est d’ailleurs moins souvent présente que les flammes des réacteurs filmés au plus près, et on privilégie le proche sur le lointain dans des plongées et contre-plongées monumentales . Fumée et flammes ont donc été souvent l’expression visuelle de la puissance : d’un État, ou de l’esprit humain, non sans ambivalence parfois. À rebours, des films plus contemporains retournent le motif de la puissance en figure de la caducité.
Que ces fumées puissent exprimer l’évanescence du passé n’allait pas de soi pour une autre raison : leur référent documentaire semble en réalité peu propice à susciter une rêverie de la matière du côté du vaporeux, du fragile. L’expulsion du panache s’accompagne d’un torrent de décibels ; les fumées sont dangereuses. Le montage transfigure pourtant ces gaz toxiques en formes éthérées, irréelles. En effet, les propriétés formelles de l’image s’y prêtent : la fumée des ergols, opaque à basse altitude, devient transparente à haute altitude, phénomène physique qui trouve une traduction plastiquement inspirante. Les exemples cités ici exploitent ce potentiel poétique visuel en travaillant le son. Le tracé de la fusée sur l’image s’autonomise de son référent pour devenir presque abstrait, pur événement visuel, qui est ensuite ressaisi pour devenir symbole.

Hammaguir, fragment spatial, Julie Bellard et Alexander Larson, 2019, Observatoire de l’Espace/CNES

Le jeu avec cette puissance figurale et figurative de l’archive de décollage, « matière d’image » , est poussé plus loin dans Hammaguir, fragment spatial, par la surimpression. Le tracé de Diamant est démultiplié en courbes troubles qui accompagnent les trajets erratiques des souvenirs à démêler, comme autant de facettes de cet épisode oublié dans les sables du désert qui se mêlent aux fumées. Les souvenirs se superposent comme ces images. Le film joue à un autre moment avec la matérialité de l’image d’archive de la même manière qu’avec la forme du panache de fumée : les perforations de la pellicule exhibées dans un plan évoquent une mémoire trouée, autre variation plastique sur le même thème .

Hammaguir, fragment spatial, Julie Bellard et Alexander Larson, 2019, Observatoire de l’Espace/CNES.

Le plan de fumée est donc ici l’image d’une image : comme l’image, comme l’archive, la fumée est une trace, la présence d’une absence. Le sillage est le vestige fugace d’un passage : un « ça-a-été » pour reprendre les mots de Barthes sur la photographie , mais plus éphémère encore. Par des coupes, des ralentis, par le travail du son, la fumée toxique se fait onirique, idée immatérielle : celle d’un passé qui disparaît, d’un souvenir menacé d’effacement. Et ce, sans toujours gommer la dimension documentaire de l’archive, mais en soulignant l’incomplétude fondamentale de celle-ci . Ainsi, Audrey et Maxime Jean-Baptiste proposent une double lecture de l’archive dans la séquence finale. La narratrice rapporte le premier décollage à Kourou en mars 1970 de la fusée Diamant, mais les images proviennent d’autres lancements et lanceurs. Elles acquièrent une valeur plus générique, mais deviennent aussi un autre symbole , figurant cette histoire oubliée des populations locales : « C’était fascinant. Grandiose. Et en même temps j’avais une sensation étrange. Je repensais à cet endroit où je chassais avec mon grand-père. À cette forêt. A cette obscurité infinie. Mais maintenant c’est une image. Juste une image. Rien qu’une image. Comme si en fait, ça n’avait jamais existé. ». De même, dans The Lebanese Rocket Society, l’archive documente un fait oublié, tout en représentant – entre autres – la mémoire manquante d’un temps où le Liban n’était pas englué dans le tragique, mais un lieu des possibles, et dont il ne reste que des traces.
L’archive de fumée, dans ces films, n’est plus une archive spatiale parmi d’autres : elle devient la mise en abyme de l’image et de l’archive ; or ces films, et quelques autres, ont mis la réflexion sur l’image et l’archive au cœur de leurs enjeux. Ce motif de la fumée n’est pas seulement, en tant qu’archive, image du passé, mais aussi à l’image du passé, qui est à la fois lointain et présent par ses traces. Il est peut-être symptomatique que même des images contemporaines d’un motif semblable puissent renvoyer au passé comme c’est le cas dans la vidéo de l’installation L’Envol du rêve d’Anaïs Tondeur. À l’occasion de la mission Osiris-Rex, le lanceur Atlas a emporté un tirage de quelques pages d’un des pères de l’astronomie moderne, Camille Flammarion ; la trace de la fusée, image onirique, évoque cette rencontre du rêve du XIXe siècle et du présent, et l’artiste confère aux images, par le traitement de la couleur et du son, une dimension nostalgique et mythique.

The Lebanese Rocket Society, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 2013, Urban Distribution

Cependant, que ce type d’archive devienne, à l’ère des commémorations, une expression des détours de la mémoire n’implique pas nécessairement la nostalgie. Ici, dans les images de Diamant d’Hammaguir à Kourou, comme de Cèdre, la fumée est associée à une relecture critique des récits du passé, dans trois films consacrés à la résurgence des histoires cachées dans les plis du grand récit de l’exploration spatiale et de l’histoire coloniale, dans le hors-champ de leurs images.

Anastasia Rostan


[1] Richard Linklater, 2022

[2] Diamant B lance D2 – A, Bernard Paris, Jean-Claude Schifrine, 1972, Vidéothèque du CNES.

[3] Éric Dufour rappelle ainsi la prégnance de cette mise en scène des films de science-fiction classiques. Éric Dufour, Le Cinéma de science-fiction : histoire et philosophie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 138.

[4] Certes, le film de Theo Kamecke s’arrête également à un moment sur un plan lointain et onirique de Saturn V, mais celui-ci est ponctuel, et intervient précisément quand il faut introduire les précurseurs qui ont rêvé le voyage spatial, et non la puissance titanesque de la fusée. La fusée semble évoquer plus volontiers le rêve à haute altitude.

[5] Pour reprendre un titre de Jacques Aumont. On pourrait aussi évoquer l’exemple d’une œuvre réalisée dans le prolongement de The Lebanese Rocket Society, et qui joue de l’épaisseur de l’image en sculptant la photographie de fumée avec de la poussière, « an attempt to give a material form to that immateriality ». The Lebanese Rocket Society. A tribute to dreamers. Part VI : Dust in the Wind, série d’impressions diasec et sculpture sur plexiglas, 75x100x3cm, 2013.

[6] De même, dans le film d’Audrey et Maxime Jean-Baptiste, le ciel étoilé et la matière piquetée de la pellicule semblent se confondre.

[7] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile/ Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980.

[8] La formule de l’historien Jérôme Lamy, étudiant les archives spatiales d’Hammaguir, résonne ainsi singulièrement avec le motif de la trace de fusée : « L’archive ne permet qu’une restitution partielle, incomplète et tremblée des corps en mouvement, des modes de socialisation, des pratiques concrètes. Quelque chose échappe aux chercheurs, quelque chose d’essentiel après quoi ils s’obstinent : l’évanescence d’un réel enfui. » (Michel Beretti, Jérôme Lamy, Elise Parré, La Base spatiale d’Hammaguir. Traversée culturelle dans les archives de l’Espace #1, sous la direction de Gérard Azoulay, Paris, Observatoire de l’Espace, CNES/Presses du Réel, 2020, p. 31.)

[9] Ou pour le dire avec les mots Charles S. Peirce, d’« icone » deviennent « symbole ».

[10] Le motif et le remploi de l’archive prend en effet bien d’autres sens et formes dans l’œuvre, et notamment dans le deuxième temps du film, élan au présent et rêve autant que travail de la mémoire.

[11] Même si l’on constate aussi ailleurs d’autres occurrences d’une charge nostalgique de l’image du panache : ainsi, le départ de la fusée peut aussi être associé ailleurs à la mort d’un personnage par le montage, ou encore rapproché visuellement des images d’accident de fusée comme la célèbre image de Challenger.  

Richard Linklater, 2022
Diamant B lance D2-A, Bernard Paris, Jean-Claude Schifrine, 1972, vidéothèque du Cnes.
Éric Dufour rappelle ainsi la prégnance de cette mise en scène des films de science-fiction classiques. Éric Dufour, Le Cinéma de science-fiction : histoire et philosophie, Paris, Armand Colin, 2011, p138.
Certes, le film de Theo Kamecke s’arrête également à un moment sur un plan lointain et onirique de Saturn V, mais celui-ci est ponctuel, et intervient précisément quand il faut introduire les précurseurs qui ont rêvé le voyage spatial, et non la puissance titanesque de la fusée. La fusée semble évoquer plus volontiers le rêve à haute altitude
Pour reprendre un titre de Jacques Aumont. On pourrait aussi évoquer l’exemple d’une œuvre réalisée dans le prolongement de The Lebanese Rocket Society, et qui joue de l’épaisseur de l’image en sculptant la photographie de fumée avec de la poussière, « an attempt to give a material form to that immateriality ». The Lebanese Rocket Society. A tribute to dreamers. Part VI : Dust in the Wind, série d’impressions diasec et sculpture sur plexiglas, 75x100x3cm, 2013.
De même, dans le film d’Audrey et Maxime Jean-Baptiste, le ciel étoilé et la matière piquetée de la pellicule semblent se confondre.
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile/ Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Cahiers du cinéma », 1980.
La formule de l’historien Jérôme Lamy, étudiant les archives spatiales d’Hammaguir, résonne ainsi singulièrement avec le motif de la trace de fusée : « L’archive ne permet qu’une restitution partielle, incomplète et tremblée des corps en mouvement, des modes de socialisation, des pratiques concrètes. Quelque chose échappe aux chercheurs, quelque chose d’essentiel après quoi ils s’obstinent : l’évanescence d’un réel enfui. » Michel Beretti, Jérôme Lamy, Elise Parré, La Base spatiale d’Hammaguir. Traversée culturelle dans les archives de l’Espace #1, sous la direction de Gérard Azoulay, Paris, Observatoire de l’Espace, CNES/Presses du Réel, 2020, p31.
Ou pour le dire avec les mots de Charles S. Peirce, d' »icone » deviennent « symbole ».
Le motif et le remploi de l’archive prend en effet bien d’autres sens et formes dans l’oeuvre, et notamment dans le deuxième temps du fil, élan au présent et rêve autant que travail de la mémoire.
Même si l’on constate aussi ailleurs d’autres occurrences d’une charge nostalgique de l’image du panache : ainsi, le départ de la fusée peut aussi être associé ailleurs à la mort d’un personnage par le montage, ou encore rapproché visuellement des images d’accident de fusée comme la célèbre image de Challenger.