Le monde arabe et la science spatiale

20 Mai 2020

Space Science and the Arab World_COVER

À propos de Jörg Matthias Determann, Space Science and the Arab World. Astronauts, Observatories and Nationalism in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2018.

La publication de Jörg Matthias Determann (professeur-associé, Virginia Commonwealth University, Qatar) est le fruit de plusieurs années d’une recherche académique consacrée à l’écriture d’une histoire transnationale des sciences spatiales arabes. Ce livre s’intéresse à la biographie des spationautes, l’histoire des universités et des observatoires, le rôle du nationalisme, du régionalisme et du cosmopolitisme, ainsi que des différentes collaborations internationales. Il a l’avantage de présenter sous une forme aisément accessible au public anglophone un pan de l’histoire spatiale et des découvertes en astronomie peu étudié, en mettant l’accent sur le monde arabe politique et économique sous une forme abrégée et claire : le plus souvent grâce à des entretiens ou dans l’étude de documents.

Composé de six chapitres pouvant être lus séparément, l’ouvrage trouve son unité en organisant une réflexion sur les questions que posent les études sur l’histoire de la science et de son impact sur la modernité des pays arabes en concevant la conquête spatiale comme un vecteur de prestige national. À l’instar des cosmonautes, des astronautes, des spationautes ou encore des taïkonautes, les ruwwād al faā’ (pionniers de l’espace) ont également été des acteurs importants de la conquête spatiale contemporaine. L’auteur expose les origines de l’histoire peu connue des sciences spatiales dans le « monde arabe » tout en les replaçant dans le cadre des enseignements de l’histoire mondiale. Il souligne l’importance de la science dans l’espace géoculturel arabe, c’est-à-dire les pays arabes et leur diaspora dans le monde, depuis le milieu du XIXe siècle, au moment où le paradigme occidental de la modernité se propage dans tous les domaines, y compris les sciences naturelles et formelles. Contrairement aux nombreuses études menées sur les sciences qui se sont épanouies en terres d’Islam entre le VIIIe siècle et le XVe siècle , l’ouvrage de Determann a pour vocation de commencer au moment où, en plus d’entretenir des liens régionaux et nationaux, les spationautes arabes s’inscrivirent dans une dimension mondiale. Il examine de façon critique les nombreuses découvertes qui ont été faites lorsque s’implantèrent et se développèrent les technologies modernes dans le monde, telles que des télescopes performants, des satellites et des sondes spatiales, jusqu’aux années 2010 avec la découverte des exoplanètes QATAR-1b et QATAR-2b par la Qatar Foundation (chap. 1). Après avoir expliqué les tenants et les aboutissants du monde de la science arabe, Determann analyse le nationalisme et le rapport qu’il entretient avec le cosmopolitisme. En effet, divers astronomes et leurs gouvernements ont embrassé l’internationalisme tout au long du XXe siècle. Les connexions transnationales ont non seulement contribué aux financements et à l’accès aux technologies de pointe mais ont également façonné les idéologies des étudiants arabes qui allèrent faire leurs études supérieures en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis (chap. 2). Sans faire abstraction du contexte colonial de la fin du XIXe siècle qui court jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle pour certains pays de la région étudiée, l’auteur met en avant les déplacements des scientifiques dans les universités et les observatoires : par exemple celui d’Helwan au Caire, en Égypte, ou encore l’Observatoire astrophysique Lee sur le campus de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), au Liban (chap. 3). Ces exemples de collaboration soulèvent la question de l’importance des relations diplomatiques pour le développement de l’astronomie moderne en Méditerranée orientale. L’analyse de Determann se poursuit en explorant le rôle de la science spatiale dans les relations que tissent les sociétés savantes américaines et soviétiques avec l’Égypte. La démarche qu’il adopte n’a pas pour vocation de subsumer la période de tensions et de confrontations idéologiques entre les deux superpuissances et leurs alliés respectifs pendant la guerre froide mais d’interroger la dimension géopolitique de telles coopérations dans un pays non-aligné (chap. 4). L’étude sur la conquête spatiale arabe se penche ensuite sur les ruwwād al-faā’ (pionniers de l’espace) en abordant l’autonomisation régionale dans la construction de fusées, de satellites et l’envoi des premiers hommes dans l’espace. C’est le cas de la création de l’organisation arabe des satellites de communications (Arabsat ; 1976) et des premiers spationautes arabes : le prince saoudien Sultan bin Salman (navette spatiale américaine Discovery ; 1985) fut le « premier arabe, musulman et membre d’une famille royale  » à aller dans l’espace ; il fut suivi de près par le syrien Mohammed Fares (station spatiale soviétique Mir ; 1987) (chap. 5). Bien que cette autonomisation reconnaisse la nécessité de faire appel à des compétences extérieures, tout en mettant l’accent sur l’idée de communauté mondiale, un réel souci d’indépendance arabe se met en place dans la recherche spatiale. Le dernier chapitre entend croiser l’histoire spatiale contemporaine arabe avec les événements sombres du début du XXIe siècle qui marquèrent la région et le paradigme de la mondialisation dans la recherche contemporaine. Cette analyse montre à quel point le « soft power », soit l’influence culturelle qu’un pays exerce, peut avoir un impact considérable sur la perception qu’on en a sur le plan international et ainsi faciliter ses projets politiques et économiques. Ce nouvel objectif coïncide avec la mise en place d’un noyau scientifique et technologique dans la péninsule arabique (plus particulièrement l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis) depuis le début des années 2000. L’exemple de la sonde spatiale Mars Hope (al-āmal), qui devrait se placer en orbite autour de Mars pour mesurer son atmosphère, en forme le parangon (chap. 6). Ce phénomène nationaliste qui s’insère dans les réseaux mondialisés tend de surcroît à mêler le prestige d’une industrie spatiale avec le secteur culturel en développant une science-fiction locale dans les arts et la culture afin de générer un enthousiasme autant auprès des populations locales que de la communauté mondiale.

Avec Space Science and the Arab World. Astronauts, Observatories and Nationalism in the Middle East, Jörg Matthias Determann s’est attelé à une recherche historique qui se faisait attendre depuis longtemps dans le milieu académique. En plus d’avoir dirigé la focale vers une facette de l’histoire spatiale peu étudiée, voire inconnue pour certains, l’auteur a conféré à ses résultats une rigueur académique qui a la qualité d’être compréhensible par un large lectorat. En plus d’un discours théorique fin et précis, le spécialiste de l’historiographie en Arabie Saoudite rassemble des sources inédites en langue arabe ainsi que des images qui ont fait date. Depuis une vingtaine d’années, on observe une multiplication d’ouvrages consacrés à l’étude de l’espace géoculturel arabe contemporain à des fins essentiellement géopolitiques. Si ces derniers mettent en avant la notion de désordre interne, la recherche de Determann se démarque en prenant le parti d’analyser le « monde arabe » au prisme de l’histoire spatiale couplée à une étude des réseaux et des circulations. Le tout constitue un angle inédit d’approche dans l’étude des systèmes d’interaction économique et le rapport qu’ils entretiennent avec la mondialisation.

Joan Grandjean


[1] Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopædia Universalis, Corpus 15, Paris, Encyclopædia Universalis Éditeur, 1990, p. 552-554.

[2] Par exemple : Roshdi Rashed et Régis Morelon (dir.), Histoire des sciences arabes, vol. I : Astronomie, théorique et appliquée, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; Ahmad Dallal, Islam, Science, and the Challenge of History, New Haven, Yale University Press, 2010.

[3] Jörg Matthias Determann, « Space Pioneers », Space Science and the Arab World. Astronauts, Observatories and Nationalism in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2018, p. 117.

[4] Joseph Nye, « Soft Power », Foreign Policy, automne 1990, n°80, p. 153-171.

[5] Jörg Matthias Determann, Historiography in Saudi Arabia: Globalization and the State in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2014.

Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopædia Universalis, Corpus 15, Paris, Encyclopædia Universalis Éditeur, 1990, p. 552-554.
Par exemple : Roshdi Rashed et Régis Morelon (dir.), Histoire des sciences arabes, vol. I : Astronomie, théorique et appliquée, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; Ahmad Dallal, Islam, Science, and the Challenge of History, New Haven, Yale University Press, 2010.
Jörg Matthias Determann, « Space Pioneers », Space Science and the Arab World. Astronauts, Observatories and Nationalism in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2018, p. 117.
Joseph Nye, « Soft Power », Foreign Policy, automne 1990, n°80, p. 153-171.
Jörg Matthias Determann, Historiography in Saudi Arabia: Globalization and the State in the Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2014.