Gagarine en Angleterre : à propos d’une archive populaire de l’aventure spatiale

23 Fév 2021

La dix-neuvième livraison de la revue Espace(s) a consacré sa rubrique « Archives de l’espace » à l’odyssée française de Youri Gagarine, venu trois fois en visite à Paris et en province entre le vol orbital qui le rendit célèbre en 1961 et sa disparition brutale lors d’un crash aérien sept ans plus tard. Or le périple occidental du cosmonaute russe dans les années 1960 ne s’est pas limité à la France. Une archive de sa venue en Angleterre dès l’été 1961, tournée par un ouvrier-cinéaste nommé Fred Garner, avait attiré en 2009 l’œil de l’artiste anglais Jeremy Deller, passionné de longue date par les formes de la culture et de l’art populaires.

North West Film Archive at Manchester Metropolitan University

Welcome Brother Gagarin !

La première visite française de Gagarine remonte à 1963. On le voit goûtant sa célébrité, serrant des mains et signant des autographes. L’archive visuelle de ses tournées donne une impression de modestie. Vision partielle, néanmoins, tant l’ensemble participe d’une iconographie de la Guerre froide dans laquelle la simplicité elle-même n’est pas dénuée d’enjeux politiques. Certains analystes de l’époque, tel le théoricien des médias Marshall McLuhan, l’ont spontanément remarqué .

Or c’est dès le 12 juillet 1961 que Youri Gagarine atterrit sur le tarmac de l’aéroport de Manchester Ringway, cent jours à peine après son vol spatial dans le vaisseau Vostok 1. Il répond à l’invitation du syndicat local de la métallurgie : The Amalgated Union of Foundry Workers (AUFW). Son dirigeant, Fred Hollingsworth, l’accueille en bas de la passerelle dès son arrivée. Le tout est photographié pour constituer « le reportage visuel d’un grand jour », comme le claironne un rapport annuel du syndicat en sous-titre d’un vibrant cri d’accueil : « Bienvenue à notre Frère Gagarine ! »

Ce n’est pas par hasard si l’invitation de ce syndicat a été honorée si promptement par les autorités soviétiques. Gagarine se présente en ancien ouvrier-fondeur, particulièrement ému d’être fait membre d’honneur du AUFW. Il l’énonce ainsi par voie radiophonique depuis Moscou en 1962, un an après sa visite, à l’attention de ses camarades anglais : « Frères ! Je suis très heureux de la chance que j’ai de vous parler de ce jour resté mémorable pour moi […] J’ai été mouleur il y a bien longtemps, mais je n’ai pas oublié le métier. Je suis fier d’appartenir à la classe ouvrière, qui m’a élevé et guidé sur le chemin de l’espace. » Le discours radiophonique et le reportage syndical transpirent le storytelling. Or comme devant l’archive française, on peine néanmoins à douter totalement de la sincérité des sentiments. Surtout, une part de l’archive visuelle anglaise déborde les cadrages officiels.

North West Film Archive at Manchester Metropolitan University
North West Film Archive at Manchester Metropolitan University

Destin d’une archive familiale

Ouvrier textile, Fred Garner est aussi cinéaste amateur et photographe à ses heures. Durant les années 1950 et 1960, il consacre une part conséquente de son budget à la production d’images de sa famille et de son quotidien. L’artiste britannique Jeremy Deller le rencontre en 2009 (Garner a alors soixante-quinze ans) dans le cadre de son projet intitulé Procession, commandé pour le Manchester International Festival. Le résultat sera un défilé urbain rassemblant divers groupes d’habitants de la ville, sorte de carnaval populaire dans lequel la Révolution industrielle, dont Manchester fût le terreau mondial, n’est évidemment pas oubliée. Comme à son habitude, Deller commence par mener des entretiens et par rassembler une archive de travail ; c’est d’elle que proviennent les informations précédentes .

Car Fred Garner fut lui aussi sur le tarmac de Manchester Ringway, le 12 juillet 1961. Écoutons ses souvenirs : « J’ai dû commencer à filmer vers 1960, quand notre fils Ian avait trois ans. Sans aucun doute avant 1961, lorsque Youri Gagarine est venu à Manchester. J’ai lu dans le journal qu’il devait venir. C’était trois mois après son vol dans l’espace, il était un héros. J’avais toujours été intéressé par l’aviation et par l’espace. Donc le 12 juillet 1961, j’ai emmené mon fils aîné Alistair à Ringway Airport. Nous avons pris trois bus différents pour y aller : de Heywood à Manchester, de Manchester à Gatley, de Gatley à Manchester Ringway. J’ai vu un trou dans le grillage, je me suis faufilé et j’ai pris quelques bons plans de Gagarine. Je n’avais qu’une seule caméra ce jour-là, une modeste Bell & Howell ; rien de sophistiqué, mais cela a donné un beau résultat. C’était un film totalement à part ; d’ordinaire je ne faisais que des films de famille. »

Sans doute l’iconographie politique de l’aventure spatiale qui entoure la figure de Gagarine ne se trouve pas décryptée plus avant par l’archive visuelle de Fred Garner : le cosmonaute russe reste cet ambassadeur à la fois jeune, souriant et énigmatique, sorte de John Kennedy en version soviétique, propulsé sur la scène médiatique mondiale du jour au lendemain après son vol orbital. Mais cet aveu discret du film à part des films de famille – « It was purely a one off » – pour accueillir celui qu’on appelle volontiers « Frère Gagarine » en dit long sur la nature des liens qui unissent le cosmonaute à ses hôtes occidentaux, du moins à cette classe ouvrière qui – affirmait-il – l’a guidé vers l’aventure spatiale.

Le film de Gagarine à Ringway, ainsi que d’autres court-métrages de famille réalisés par Fred Garner étaient, de son propre aveu en 2009, « en train de pourrir dans une boîte au fin fond de son grenier ». Ils sont désormais tous conservés au North West Film Archive de Manchester.

Maxime Boidy


[1] Boidy, M., « Une iconographie politique de l’aventure spatiale », Espace(s) 19, 2020, p. 32-33..

[2] Lesley Young (ed.), Jeremy Deller : Procession, Londres/Manchester, Cornerhouse/Manchester International Festival, 2010, p. 10-15.

Je renvoie à mon bref commentaire paru en postface de l’archive : « Une iconographie politique de l’aventure spatiale », Espace(s) 19, 2020, p. 32-33..
Lesley Young (ed.), Jeremy Deller : Procession, Londres/Manchester, Cornerhouse/Manchester International Festival, 2010, p. 10-15.