La Terre vue de l’espace

06 Avr 2015

La Terre vue de l’espace : à propos de la conférence internationale « Images environnementales globales : nouvelles perspectives » (Meudon, Campus CNRS, 9-10 octobre 2014)

Mots-clés : Actualité de la recherche – Interdisciplinarité – Études visuelles – Images globales – Environnement

Aujourd’hui, nous sommes tous habitués à la vue de l’espace. Pourtant, celle-ci ne va pas de soi ; elle prend à contrepied de nombreuses conventions du regard humain historiquement enracinées. S’habituer à ce nouveau point de vue a été un long processus d’apprentissage, toujours en évolution, depuis les premières photographies aériennes prises dans des aéronefs au XIXe siècle, jusqu’aux images d’une planète bleue, devenues les icônes de la vulnérabilité de la Terre. En octobre 2014, j’ai eu l’occasion d’organiser avec le soutien du GIS Climat et du Centre Alexandre Koyré la conférence internationale « Images environnementales globales : nouvelles perspectives ». Lors de cette conférence se sont réunis des physiciens, des géographes, des historiens, des chercheurs du Centre national d’études spatiales, à côté de sociologues, de philosophes, d’historiens de l’art, de politistes, mais aussi d’ingénieurs et de gestionnaires. Un des enjeux (à long terme) était de commencer à réfléchir sur la mise en place d’un programme de recherche sur les images environnementales globales qui embrasserait autant de compétences diversifiées.

 Lever de Terre 1966

Le premier « Lever de Terre », Lunar Orbiter I, 1966 (crédits : NASA). Comme son successeur plus célèbre de 1968  en dessous (Apollo 8), l’image a été déjà tournée de 90 degrés pour mieux convenir à la tradition de la perspective de paysage.

 Lever de Terre Apollo 8

À l’occasion de ce billet d’actualité, je propose de revenir sur quelques axes de réflexion qui me semblent utiles pour des discussions futures. D’abord, la conférence a montré une chose qui est malheureusement toujours largement absente dans le domaine de l’étude dite « interdisciplinaire » de l’imagerie environnementale : la nécessité d’ouvrir un vrai dialogue entre les disciplines, de donner la parole aussi bien à des ingénieurs que des géographes, des climatologues que des historiens . À mon sens, ce dialogue peut seulement être engagé si chacun se débarrasse du postulat dangereusement trompeur que c’est uniquement sa propre discipline qui proposerait les pouvoirs interprétatifs de toutes les autres. En effet, c’est uniquement en trouvant un questionnement et intérêt commun, qui peut être parfois loin des interrogations habituelles, que ce dialogue se poursuivra. En embrassant de plein cœur ce conseil, la conférence a permis, à travers deux jours de dialogue, de faire émerger plusieurs axes de réflexion transversaux. J’aimerais ici en évoquer rapidement trois, sans prétendre à une quelconque exhaustivité.

Le premier axe de réflexion concerne les moyens techniques et visuels mobilisés pour rendre compte des phénomènes environnementaux globaux perceptibles. Il constitue le point de départ, car sans un important travail de « mise en image », l’ensemble des phénomènes évoqués lors de la conférence ne seraient ni analysables, ni communicables – que ce soient « l’océan global » (Hervé Regnauld, Université Rennes 2), le « trou » dans la couche d’ozone (Richard Hamblyn, Birkbeck College, University of London), la pollution radioactive (Arnaud Saint-Martin, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines ; Johan Gärdebo, KTH Stockholm), la montée des eaux (Cathy Dubois et Michel Avignon, CNES) ou le changement climatique (Birgit Schneider, Potsdam University ; Thomas Nocke, PIK Potsdam Institute for Climate Impact Research ; Martin Mahony, King’s College London). Or, choisir et trouver des modes de représentations adéquats est uneentreprise extrêmement difficile et ne garantit nullement une sensibilisation efficace du public et, par la suite, un succès politique. Ainsi, dans le domaine du changement climatique, des organisations environnementales aimeraient par exemple imiter le grand succès qui a suivi la mise en image d’un autre problème environnemental global, à savoir le « trou » dans la couche d’ozone en 1985 , mais la complexité du problème climatique semble un obstacle bien plus important. Aussi, dans l’analyse des acteurs qui, dans le domaine du spatial, contribuent à produire les images environnementales globales, il semble important de distinguer entre ceux qui produisent les données et ceux qui rendent ces données commensurables grâce à des visualisations. L’exemple du programme SPOT (Gärdebo) montre que la production de données spatiales et d’images satellitaires est toujours empreinte d’intérêts nationaux. On voit alors bien qu’en analysant ce problème de plus près, le premier axe amène à bien d’autres pistes de questionnements qu’il faudrait également prendre en considération.

Ainsi, un deuxième fil à suivre concerne les imbrications complexes entre science et politique. À l’heure des crises écologiques globales, la climatologie mais aussi la chimie atmosphérique offrent un terrain d’interrogations tout à fait passionnant pour les études visuelles. Pour les concepteurs d’images, un défi important consiste à trouver – les interventions de Hamblyn et de Nocke l’ont montré – l’agencement « juste » entre la quantité d’informations à intégrer (l’incertitude en fait par exemple partie), le contexte d’application qui peut varier considérablement, et enfin la demande du public ou du politique de formuler un message à la fois compréhensible et précis. Les produits visuels qui témoignent de la crise écologique en cours essaient tous de faire passer un message d’urgence, tout en défendant un certain type d’objectivité scientifique. Or cette « objectivité » se négocie désormais dans différentes arènes et relève de débats importants menés aussi bien par les scientifiques qu’à la charnière entre science et politique (Mahony). Une observation similaire s’impose à l’égard des choix visuels qui relèvent de registres culturels, tel que l’exemple du codage couleur en climatologie évoqué par Schneider. Tout message d’urgence est en ce sens une construction socio-culturelle qui relève de traditions iconographiques spécifiques ancrées dans notre imaginaire visuel collectif. Ce constat peut même être généralisé : les images environnementales globales sont toutes construites au carrefour entre pouvoir institutionnel, contraintes techniques et matérielles et enfin dynamiques sociales, politiques et culturelles au sein des différents disciplines scientifiques impliquées. Le domaine du changement climatique en est encore une fois un bon exemple. Le choix des images pour le rapport du GIEC et la manière dont on décide de présenter certains éléments tout en écartant d’autres – tels que l’introduction d’un code couleur qui évoque à travers le rouge un danger important –, relèvent de choix profondément politiques, négociés pour chaque rapport en fonction des intérêts nationaux en jeu.

Une troisième et dernière piste de réflexion concerne les enjeux de pouvoir et la place absolument centrale que les techniques occupent dans la production des vues globalisantes. Voir la Terre d’en haut repose sur une tension fondamentale entre, d’un côté, une exaltation esthétique, associée souvent à une prise de conscience écologique et, de l’autre, une utopie de toute-puissance et de contrôle total de l’environnement (Sebastian Grevsmühl, Université Pierre et Marie Curie, Paris) . Cette seconde lecture des vues globalisantes semble gagner en puissance à travers des appels pour des solutions purement technocratiques, contournant ainsi tout processus politique. Or, l’intervention de James Fleming (Colby College) le confirme bien, il est évident que le contrôle de l’environnement, quand il est pensé à l’échelle de la planète, nous échappe complètement. De plus, la vue désincarnée et lourdement abstraite des images environnementales globales, marquée par l’absence complète de l’homme, peut amener aussi à une certaine banalisation de l’horreur (Saint-Martin) et même entraîner un effet démobilisateur (Dubois et Avignon).

Cependant, si l’on souhaite voir émerger des solutions démocratiques à la problématique du changement climatique, différentes solutions se dessinent à l’horizon pour contrecarrer cette tendance. D’abord, au lieu d’adopter une méthodologie purement « top-down », telles que les grandes institutions normalisatrices et les experts extérieurs la défendent, il faut réinvestir le local. Il faudrait par exemple partir des préoccupations locales des acteurs que l’on rencontre sur le terrain et commencer à réintégrer leurs vues dans le processus de la production d’images. Par ailleurs, il convient de se rappeler que la Science en Occident représente uniquement un modèle, une manière de penser les relations entre humains et nature et qu’il existe bien d’autres « cosmogrammes » qui nous aident à penser le monde dans sa totalité (John Tresch, University of Pennsylvania). C’est enfin aussi l’objectif de l’art environnemental, position que Nathalie Blanc (CNRS/LADYSS) défend, qui nous invite à repenser fondamentalement notre rapport à ce qui nous environne, de l’échelle locale jusqu’au global.

Ainsi, la conférence a permis d’ouvrir des horizons, de dévoiler les grandes tensions dans lesquelles les images environnementales globales sont prises et d’identifier enfin des pistes de réflexion transversales qui promettent d’engager un vrai dialogue entre les sciences et les humanités.

Sebastian Grevsmühl


1 Un excellent contre-exemple est : Cathy Dubois, Michel Avignon, Philippe Escudier, Observer la Terre depuis l’espace, Paris : Dunod, 2014.

2 Richard Hamblyn, Martin Callanan, Data soliloquies, London : Slade, 2009 ; Sebastian Grevsmühl, « The creation of global imaginaries : The Antarctic ozone hole and the isoline tradition in the atmospheric sciences », in : Birgit Schneider, Thomas Nocke (éds.), Image politics of climate change, Berlin : Transcript, 2014, p.29-53.

3 Martin Mahony, « Climate change and the geographies of objectivity: the case of the IPCC’s burning embers diagram », Transactions of the Institute of British Geographers, doi: 10.1111/tran.12064

4 Voir : Sebastian Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris : Seuil, 2014.

Un excellent contre-exemple est : Cathy Dubois, Michel Avignon, Philippe Escudier, Observer la Terre depuis l’espace, Paris : Dunod, 2014.

Richard Hamblyn, Martin Callanan, Data soliloquies, London : Slade, 2009 ; Sebastian Grevsmühl, « The creation of global imaginaries: The Antarctic ozone hole and the isoline tradition in the atmospheric sciences », in : Birgit Schneider, Thomas Nocke (eds), Image politics of climate change, Berlin : Transcript, 2014, pp. 29-53.
Martin Mahony, « Climate change and the geographies of objectivity: the case of the IPCC’s burning embers diagram », Transactions of the Institute of British Geographers, doi: 10.1111/tran.12064.
Voir : Sebastian Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris : Seuil, 2014.