Une esthétique technico-divertissante
Une esthétique technico-divertissante. Des premiers traités d’Astronomie populaire illustrés à la sensation dynamique allemande.
Mots-clés : études visuelles ; astronomie populaire ; Jules Verne ; von Römer
Les premières formes graphiques qui sont publiées dans les ouvrages d’astronomie populaire sont discrètes et peu distrayantes. Les Entretiens sur la pluralité des mondes habités de Bernard de Fontenelle (1686) ne contiennent par exemple aucune illustration. Le pouvoir récréatif de l’image pittoresque n’a pas encore conquis le monde savant et tout fonctionne comme si l’usage de formes littéraires amusantes suffisait à introduire dans l’ouvrage le plaisir et le charme nécessaire à combler un lectorat novice. Cette littérature courtoise ne convient cependant pas à l’astronomie populaire du XIXe siècle qui se présente avant tout comme un enseignement savant. Ni traité austère, ni récréation oisive, elle doit trouver l’identité littéraire et le cadre stylistique propres à sa nature hybride. La réponse se dessine d’abord dans une écriture claire, appuyée sur un jargon homologue à celui du lecteur profane, ponctué non plus d’équations mathématiques mais d’intrusions poétiques autorisant quelques digressions récréatives. Cette grande prudence face aux images s’explique par plusieurs raisons. La première pourrait se résumer par la question suivante : quelles images pourraient accompagner un propos sérieux sans l’entraver ? Et la seconde, qui concerne l’illustration d’astronomie elle-même, tient dans l’objet a priori invisible et le caractère abstrait de ce qui est étudié (éloignement des astres et étude mathématique des distances, des vitesses, etc.). On comprend alors aisément que les premiers traités d’astronomie aient été plutôt réticents à fournir des figures au lecteur.
Des premières tentatives discrètes se manifestent pourtant en excipit, après la Table des matières et les diverses notes techniques. Cinq figures schématiques sont ainsi rassemblées sur une planche gravée dans la quatrième édition de L’astronomie des dames de Lalande en 1817 (Fig. 1) puis dix-sept dans Le traité d’Astronomie populaire d’Auguste Comte en 1844 (Fig. 2). Le dessin dialogue avec le texte et devient un outil supplémentaire à la lecture prenant le relais sur la démonstration pour la compléter, mais il n’est pas encore question de recourir à des illustrations figuratives. Les astronomes Herschel et Arago, avec le concours de leurs éditeurs, sont les premiers à changer cela.
Simplement en ramenant les figures schématiques à l’intérieur du texte, ils modifient dans leurs ouvrages le lien du lecteur et du texte avec le dessin. Des cercles et autres rayons géométriques de taille imposante se trouvent désormais érigés au milieu des pages dont ils partagent l’espace avec le discours écrit (Fig. 3). Ils repoussent le texte pour prendre place, marquant ainsi la fin de la souveraineté de l’écrit et annonçant un tournant décisif dans la littérature scientifique qui cède de l’espace à la figure. Le lecteur n’a plus à s’interrompre pour aller consulter à la fin de l’ouvrage les figures démonstratives ; il reçoit simultanément toutes les informations nécessaires à son raisonnement. Le livre édité se transforme en une leçon dynamique et rythmée qui n’a rien à envier aux démonstrations orales des conférences publiques. Sa forme générale est plus claire mais également plus attrayante. Puis, une seconde grande innovation iconographique apparait à la page 47 de l’Astronomie populaire de François Arago. Les figures seize et dix-sept qui y sont présentées occupent quasiment l’espace entier de la feuille et représentent deux dessins gravés du Clepsydre de Ctésibius restituée par Perrault – d’après Vitruve – et sa coupe (Fig. 4). La reproduction stylisée d’objets manufacturés dessinés en profondeur et en volume remplace les schémas austères de ses prédécesseurs. Leur tracé souligne volontairement l’amplitude des objets en utilisant la perspective qui met en valeur le gabarit imposant des objets technologiques. Par un effet de métonymie, ces objets reflètent la puissance du savoir et la preuve des progrès de la science.
Pédagogie et divertissement : les romans de Jules Verne chez Hetzel
Dans la littérature populaire des années 1860, Jules Verne est ensuite le premier à mobiliser la technologie de ses contemporains comme source littéraire et topos artistique . Plus que le roman scientifique dont on le dit instigateur, il inaugure une longue lignée de « romans d’ingénieurs » . Le génie constructeur contemporain est utilisé par l’auteur pour donner des arguments tangibles aux hypothèses scientifiques théoriques et Verne couple l’ingénierie concrète de son époque avec des aventures mythiques aux airs de fantasmes universels (Le tour du Monde par les airs, L’exploration du monde sous-marin, La découverte du Centre de la Terre, …). Son diptyque sélénite ne fait pas exception et associe le rêve d’Icare au goût du XIXe siècle pour l’astronomie. L’auteur, à l’instar des savants dont il a lu les traités, ne veut pas séparer la narration de son dessein scientifique. Image et texte sont donc connectés et servent ensemble les velléités pédagogiques et récréatives des éditions Hetzel.
L’évolution de l’image vers la fiction s’accroît pourtant lorsque le wagon spatial est construit puis que son intérieur est dévoilé. L’engin révolutionnaire apparaît dans toute sa beauté et sa puissance ; il est neuf et rutilant. À la suite de cette exposition et comme pour ne pas le tenir trop longtemps à distance de l’objet merveilleux, l’écrivain rapproche très vite le lecteur de son héros, Michel Ardan, « aimable français » ordinaire qui, face à ce vaisseau étincelant, veut emporter « un véritable pacotille d’inutilités » sur la Lune . Entouré de deux chiens, ce dernier est figuré en plein rangement dans l’intérieur du vaisseau (Fig. 5). Le décor de l’habitacle favorise lui aussi la familiarité du lecteur au héros. Murs capitonnés et banquettes moelleuses dignes d’un élégant vestibule bourgeois apportent une certaine trivialité à l’aventure singulière qui se prépare. Grâce à cela, celle-ci devient d’ailleurs moins affolante, et par voie de conséquence, toute l’imagination savante qui nourrit l’astronomie est moins effrayante. Pourtant l’organisation de l’image n’est pas si simple. Le choix d’illustrer le vaisseau par une vue en coupe peut frapper le lecteur, car le procédé, traditionnellement réservé aux illustrations techniques et à la présentation de leur fonctionnement interne, est ici détourné pour présenter un ensemble d’artifices liés plutôt aux anecdotes narratives du récit. Là encore le trivial est associé aux motifs savants. Cette dialectique qui propose une démarcation ambigüe entre la popularisation scientifique et la littérature de jeunesse montre le dialogue étroit qui existe entre les deux à l’époque de Jules Verne.
Pourtant, l’esthétisation de la technologie n’est pas une invention du XIXe siècle, mais ce que retient l’âge industriel tient dans la possibilité d’extraire les instruments savants de leur carcan allégorique et symbolique pour déployer leur puissance discursive. La représentation de la technologie devient un vecteur de savoir et de transmission des connaissances. La mode est au voir. Voir revient à connaitre, à savoir. Puisque l’esprit positiviste empêche dans un premier temps de se laisser aller aux hypothèses de l’imagination, admirer l’allure des instruments technologiques offre déjà, nous l’avons vu, nombre de possibilités. Regarder l’outil du scientifique permet d’imaginer ce que l’on pourrait voir à travers lui. L’illustration de sa puissance physique est la preuve visible la plus fiable des capacités de l’homme à se donner les moyens de poursuivre dans la voie royale du Progrès. Le culte des matériaux industriels et des nouvelles machines offerts à l’homme grandit encore au début du XXe siècle : l’électricité, le train, l’usine, puis la voiture, l’avion, l’architecture moderne offrent autant de modèles pour renouveler les modes de vie. La construction et l’emploi de l’image technique stylisée pour faire adhérer le public aux progrès de la science ont été vite compris; le succès des livres de Jules Verne en est en partie responsable. Puis le plaisir de voir se déployer les machines modernes n’a cessé de grandir et les vulgarisateurs des décennies suivantes l’ont bien compris.
L’image au service du voyage spatial dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres
Ce fut notamment le cas des Allemands pendant l’entre-deux-guerres. L’idée que l’expérience de la science et de la technique devait être apportée par des parutions divertissantes est totalement intégrée outre-Rhin, dans un contexte où la vulgarisation scientifique connait un essor considérable. Dans la République de Weimar, un groupe d’auteurs propose fréquemment des contenus scientifiques et techniques accessibles à tous dans les revues et les livres populaires. Le public en raffole et les éditeurs l’ont bien compris. L’enthousiasme qui accueille les thèses pionnières sur la fusée et le voyage spatial est à ce titre particulièrement frappant. Il est notamment servi par le travail de deux illustrateurs munichois, Hans et Botho von Römer, fondateurs d’un atelier de « propagande artistique et technique » (Atelier für künstlerische une technische Propaganda, 1924). Avec eux l’illustration peut rendre visible ce que l’esprit imagine grâce au progrès des sciences naturelles et de la technique . Elle anticipe l’avenir concret d’un savoir théorique. Dans leur travail, Hans et Botho von Römer défendent l’idée que l’image peut simuler les inventions du futur. Cependant, avec leurs dessins, les frères Römer ne donnent pas réellement une simulation objective du futur. Dans la pure tradition de l’illustration de vulgarisation scientifique telle qu’elle existe depuis le XVIIIe siècle, ils offrent une vision toujours optimiste de l’avenir technique. À l’instar du cinéma expressionniste dont certaines de leurs vignettes auraient pu être le story-board, et dans la lignée d’une tendance futuriste des premières décennies du XXe siècle qui fait de l’esthétique des machines un style international, leur art s’inscrit clairement dans une logique d’identification à la technologie industrielle. C’est donc assez naturellement que les sociétaires de la Verein für Raumschiffahrt (Société amateur d’astronautique fondée en 1927) les approchent. Pour eux, ils illustrent les premières couvertures de la revue Die Rakete. Le frontispice du second numéro est d’ailleurs éloquent (Fig. 6) ; on y retrouve le traitement stylisé d’une coupe de vaisseau que les illustrateurs de Jules Verne nous avaient déjà livré. Bien qu’il ne soit plus question ici d’évocation narrative du fait de l’absence totale d’éléments anecdotiques dans l’image, la coupe du vaisseau n’est pas aussi froide que celle d’un schéma technique. Les effets de profondeur, de graduation de couleur et la simplification des formes font de ce dessin une œuvre destinée à faire comprendre au grand public la structure interne d’une machine cosmique.
Le même type d’image est repris pour la couverture du numéro de septembre 1927 (Fig. 7). Ici pourtant le traitement est plus vernien puisque l’astronome en plein travail est mis en scène dans le vaisseau, mais l’image ne lui est pas consacrée. Il est sans doute un outil fictif, intégré à la présentation d’une machine hyper-technologique dans le but de la rendre compréhensible et de lui donner une échelle. Ce sont les flammes échappées des moteurs de l’engin qui envahissent l’arrière-fond étoilé. Leur mouvement dynamique met en action l’engin et oblige à l’imaginer en vol. Cet effet de propulsion dynamique devient la caractéristique récurrente des illustrations que signent les frères Römer et que tous les éditeurs et publicitaires leur réclament. Mais, s’ils ont pu laisser leur goût pour les engins cosmiques s’épanouir, cela est dû au contexte allemand qui y est totalement favorable. Le pays est désarmé depuis le Traité de Versailles et l’engouement populaire que rencontrent les publications pionnières de Maximilien Valier et Hermann Oberth révèle le potentiel de propagande nationale de la promotion industrielle. L’intuition d’une approche médiatique et publicitaire de la technologie spatiale et l’esthétique de la simulation visuelle pour la diffusion des savoirs et des idéologies qui est mise en place par les frères Römer est ensuite largement reprise par le régime nazi. Elle sera même récupérée par les discours optimistes entourant la mythologie spatiale dans les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale.
Elsa De Smet
1 « Jules Verne enregistre, avant d’autres, la métamorphose profonde de la science pendant la Révolution industrielle », Michel Faucheux, « Jules Verne, la parole de la technique », in P. Mustière, M. Fabre (dir.), Jules Verne, les machines et la science, Actes du Colloque international, Coiffard, Nantes, 2005, pp.79-80.
2 « Jules Verne fait de la technique le thème de ses romans. […] Ainsi, comme le suggère Jean-Yves Tadié, centré autour d’une nouvelle forme de héros, un nouveau type de roman, « le roman d’ingénieur » se construit, qui met au premier plan le processus de fabrication technique. » Ibid.
3 De la Terre à la Lune paraît en 1865 et Autour de la Lune en 1869. Ces deux ouvrages sont publiés par Hetzel dans la collection vernienne des « Voyages extraordinaires ».
4 J. Verne, De la Terre à la Lune, Paris, Hetzel, 1865, p. 154.
5 Ibid.
6 H. et B. von Römer, Technische Wunder von Heute und Morgen, Berlin, Wilhelm Köhler, 1935, p. 2.