Effectuer un voyage spatial en compagnie d’animaux existentiels
Mots-clés : philosophie ; habitabilité ; relation humains-animaux ; son
Adapté d’une communication présentée dans le cadre du colloque François-Bernard Mâche sur « Le poète et le savant face à l’univers sonore » , ce billet revendique une fonction spéculative de la philosophie, là où elle devrait selon nous, non décrire le monde mais en faire émerger des possibilités inédites. Les vols habités, de même que les découvertes d’exoplanètes toujours plus nombreuses, offrent en cela un terrain de choix pour tout philosophe un peu audacieux qui s’interroge sur les possibilités que recèlent nos existences.
Alors que se multiplient les recherches et les préparations à des voyages habités de longue durée, vers Mars en particulier, alors que sont explorées les limites psychologiques, physiologiques et techniques de ces hypothétiques missions, une dimension manque encore à de telles études : celle de la pauvreté de ces lieux en vivant. Il s’agit, pour nous, de nous interroger sur les écosystèmes qui émergent des excursions dans l’espace extra-terrestre, là où l’absence de végétaux et d’animaux dans les habitats spatiaux est suppléée par des technologies diverses visant à rendre la vie possible dans des espaces inhabitables. Les habitats qui nous intéressent existent effectivement, comme la station spatiale internationale, ou sont encore projets et lieux d’entraînement. Nous souhaiterions donc savoir ce que signifie pour un humain d’avoir à vivre (et exister) dans de tels écosystèmes. Cette question n’est pas sans rapport avec le bouleversement sans précédent de ce que signifie « être vivant », sous l’effet conjugué d’une réduction de la biodiversité – avec ce que d’aucuns ont déjà qualifié de 6e extinction de masse – et de l’expansion de technologies qui modifient et réinventent le vivant comme les biotechnologies et la biorobotique.
Envoyer des humains habiter d’autres planètes suppose de s’interroger sur ce dont dépend l’existence humaine. Cela suppose aussi d’établir une distinction entre vivre et exister. Entre la vie comme objet d’une science telle que la biologie et la manière dont un être-vivant va mettre en œuvre des possibilités d’existence qui lui seront propres. Exister suppose vivre, mais ne lui est pas réductible. Pour un être vivant, exister c’est se rendre la vie concrète et lui donner un sens. Une analogie éclairante peut mieux faire comprendre ce que nous voulons dire ici. Savoir écrire, c’est pouvoir organiser des phrases. Mais on peut le faire en rédigeant des actes notariaux, des lettres d’injure, des articles scientifiques ou des romans. On ne peut vivre qu’en existant, mais on peut exister selon des modalités pratiques très différentes. Être vivant sur Terre, c’est se nourrir, c’est respirer mais c’est aussi communiquer, habiter un écosystème. Être vivant dans un habitat spatial quel qu’il soit exige la mise au point de possibilités respiratoires et sustentatoires, mais ces techniques seules, si elles rendent un espace vivable, ne le rendent pas pour autant habitable.
Notre hypothèse est qu’une manière de rendre une existence extra-terrestre possible pour les humains que nous sommes prendrait la forme d’une conspiration – c’est-à-dire d’une respiration partagée entre des êtres-vivants appartenant à des espèces différentes.
Pour aborder cette question, on peut par exemple s’intéresser à la dimension sonore de notre habitat originel, la Terre. Un certain nombre de penseurs, de musiciens et de scientifiques ont compris que le son était une dimension essentielle de l’écologie, et que les milieux où ne prédomine pas l’humain recèlent un répertoire de formes dont la richesse et la complexité n’ont rien à envier à nos compositions.
En France, François-Bernard Mâche fournit l’exemple d’un musicien qui s’est fait disciple des oiseaux. De l’« oiseau-modèle » à l’« oiseau-prophète » , Mâche recherche chez l’oiseau davantage que des fractions mélodiques rendant ses œuvres géniales et uniques, mais la saisie de que serait une essence de la musique . Nous pourrions dès lors aller au-delà du cadre musicologique de cette position pour en explorer les dimensions profondément écologiques (au sens de ce deep qu’a employé le philosophe norvégien Arne Naess pour qualifier une réflexion sérieuse sur la relation de l’humain aux non-humains).
Rachel Carson a formulé dans son ouvrage de 1962, Silent Spring, l’idée que la pollution aurait pour conséquence de faire se taire des individus appartenant à toutes sortes d’espèces . Encore tout récemment, les sécheresses catastrophiques qui ravagent les écosystèmes de la Californie confirment la funeste prédiction de Carson – le musicien et écologue Bernie Krause a montré que ce printemps silencieux était à prendre en son sens littéral .
On remarquera ici que l’espace extra-terrestre n’est pas silencieux parce qu’il n’a jamais été habité par des sons ; il est en ce sens dépourvu de toute dimension sonore. Il est a-sonore. L’un des objectifs majeurs d’un séjour prolongé dans l’espace pourrait être précisément de recréer, et de faire s’épanouir cet espace sonore. L’humain est un « animal-sons », un animal qui se constitue à travers des harmonies – c’est un « sonambule ». Ses existences requièrent non pas des « ambiances sonores », dont l’idée séparerait encore l’environnement et l’individu, mais des sons qui font pleinement partie de son écologie propre et définissent ce qu’est l’humain (en tant qu’il est toujours en relation avec d’autres vivants), des sons qui sont en quelque sorte des intermédiaires entre le bruit et la musique et qui révèlent à l’humain l’importance pour lui de cohabiter avec d’autres espèces. Une partie de la difficulté de l’intuition provient de la difficulté de penser l’humain dans une perspective si étrangère à la philosophie moderne occidentale. C’est là que les chants d’oiseaux peuvent avoir un rôle important.
Pour un humain, envisager un séjour dans l’espace ou sur une planète autre que la Terre, nécessiterait d’inventer des formes inédites de convivialité avec certains animaux, en particulier avec les oiseaux, des formes de convivialité qui passent par une respiration partagée – une conspiration – l’oxygène étant un bien de consommation précieux. Le rapport au chant de l’oiseau devient alors une matérialisation et un mode d’expression privilégié de cette conspiration vitale. La convivialité, comme l’a théorisée Brillat-Savarin, ne désigne pas seulement le fait de manger ensemble mais signale l’ensemble des échanges qui ont cours entre ceux qui partagent le repas .
L’échange est au fondement de ce que signifie être vivant. Pour vivre, il faut échanger des nutriments et de l’oxygène. C’est aussi au fondement de ce que signifie exister. Viveiros de Castro a qualifié l’échange de « mode de devenir-autre » , une capacité à circuler entre des points de vue – et l’exemple-type de l’échange dans le monde animal, comme l’a remarqué l’auteur des Métaphysiques cannibales, est celui de ce qu’on pourrait appeler un peu vite « le pacte carnivore » : manger et être mangé. Ce rapport proie-prédateur qui a structuré jusqu’à notre humanité, excède ainsi l’échange nutritif, comme l’ont très vite réalisé ceux qui ont expérimenté la vie confinée dans un écosystème clos comme celui de Biosphere 2 en Arizona destiné à préparer des humains à la vie sur Mars.
« The day I walked into Biosphere 2, I was, for the first time, breathing a completely different atmosphere than everybody else in the world, except seven other people. At that moment I became part of that biosphere. And I don’t mean that in an abstract sense; I mean it rather literally. When I breathed out, my CO2 fed the sweet potatoes that I was growing. And we ate an awful lot of the sweet potatoes. [Laughter] And those sweet potatoes became part of me. In fact, we ate so many sweet potatoes I became orange with sweet potato. I literally was eating the same carbon over and over again. I was eating myself in some strange sort of bizarre way […] The yogis had it right. Breath does, in fact, connect us all in a very literal way », explique ainsi Jane Poynter, une des huit premiers « biosphériens » .
On pourrait penser que l’astronaute est un être vivant tout à fait particulier en ce qu’il s’affranchit partiellement de la condition d’échange de vivant à vivant. Il n’échange quasiment plus rien en ayant déjà pris totalement ce qui lui permet de recevoir ; il est devenu un pur prédateur qui ne fait que prendre. Il est ainsi devenu une espèce d’organisme parasite d’un genre inédit qui ne parasite pas d’autres êtres vivants mais qui parasite conjointement les écosystèmes des êtres vivants et des dispositifs technologiques. Un objectif majeur, pour cet humain, serait donc de revenir à un processus d’échange qui ne soit pas complètement préformaté et qui doive le conduire à retrouver une existence réelle. Dans cette perspective, la notion d’animal existentiel renvoie au fait que l’animal n’apporte pas seulement à l’humain les nutriments dont il a besoin, mais lui fournit le sens et la texture au sein desquels il se constitue comme tel. Paul Shepard , penseur écologiste américain, est un des premiers à avoir pensé le fait que pour un humain, une existence réussie passe par un partage existentiel avec certains animaux, fût-ce dans le rapport proie-prédateur. Pour Shepard, cela n’a aucun sens de considérer que l’humain devient tel en s’arrachant à l’animalité. Il s’est, au contraire, immergé d’une façon inédite et constitué dans la texture de l’animalité plutôt que contre cette dernière : Homo sapiens n’est devenu humain qu’en s’ouvrant à l’animalité. L’humain n’est donc pas seulement un omnivore qui mange de l’animal ; c’est un véritable vampire existentiel qui se nourrit de l’animalité même. Sevrer l’humain d’animalité le transformerait dès lors, non en un animal exceptionnel, mais en un être vivant différent (de ce qu’il est aujourd’hui).
Acclimater l’humain et l’oiseau dans des habitats spatiaux permettraient donc de conjurer le silence angoissant de l’espace tel que l’avait décrit Pascal – absence totale de biophonie, à laquelle se substitue pour l’instant la techno-phonie produite par l’ensemble du dispositif qui rend les stations spatiales habitables et leur air respirable. Une telle idée reste encore hautement spéculative puisque très peu d’expériences ont tenté d’acclimater des oiseaux à un séjour spatial extra-terrestre.
Comme le montre l’exemple d’Ivan Bella qui a nourri des cailles japonaises durant son séjour à bord de la station MIR à la fin des années 1990, l’exploration et l’acclimatation spatiale doivent être pensées dans la perspective d’un don et contre-don fondateur, qui passe de façon privilégiée par la gestion des nutriments métaboliques et de l’oxygène, bien sûr, mais aussi par une forme d’échange complexe avec d’autres formes de vie, une sémiotique existentielle. Nous vivons avec les autres et par les autres, à travers le chant par exemple – chant proféré, mais aussi chant entendu. Il est important de reconnaître ici que nous avons besoin d’inventer de nouveaux concepts pour penser de façon satisfaisante les phénomènes de proximités, de convergences et de contamination avec les autres êtres vivants auxquels nous conduisent nos nouvelles technologies – et ces phénomènes sont d’autant plus difficiles à penser qu’ils ne se réduisent pas à des phénomènes d’intersubjectivité mais qu’ils débouchent également sur des problèmes d’inter-métabolisation et à des problèmes de co-habitation qui excèdent très largement la seule capacité d’occuper ensemble un même territoire. Notre expansion technologique nous force par là-même à réinventer notre propre animalité.
Dominique Lestel et Ségolène Guinard
1 Fondation Lucien Paye, Cité universitaire de Paris, 9-10 octobre 2015. La communication complète présentée par les auteurs lors de ce colloque s’intitulait « Conspirer avec les oiseaux ».
2 F.-B. Mâche, « La musique chez les oiseaux », in Coll., Comme un oiseau, Paris : Gallimard/Fondation Cartier pour l’art contemporain, 1996.
3 F.-B. Mâche, Musique au singulier, Paris : Odile Jacob, 2001.
4 R. Carson, Silent Spring, Boston : Houghton Mifflin, 1962.
5 Voir l’article « The California Drought Is Creating A New Silent Spring » consultable sur le site Fast Company.
6 J.A. Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1825.
7 E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, Paris : Presses universitaires de France, 2012.
8 Interview donnée dans un TED Talk. Jane Poynter a également publié un récit de sa vie au sein de Biosphère 2 : The human experiment. Two years and twenty minutes inside Biosphere 2, New York : Thunder’s Mouth Press, 2006.
9 P. Shepard, Nous n’avons qu’une seule Terre, Paris : José Corti, 2012 ; ibid., Retour aux sources du Pléistocène, Bellevaux : Editions Dehors, 2013.