Antarctique, espace et les frontières de l’identité nationale états-unienne
Antarctique, espace et les frontières de l’identité nationale états-unienne. À propos de James Spiller, Frontiers for the American Century: Outer Space, Antarctica, and Cold War Nationalism (New York: Palgrave Macmillan, 2015)
Dans son dernier ouvrage, l’historien James Spiller (State University New York) propose sur environ 200 pages une étude détaillée des politiques culturelles aux États-Unis qui ont guidé le programme spatial ainsi que le programme antarctique depuis le début de la guerre froide. Spiller essaie de démontrer que l’identité nationale étatsunienne était largement façonnée par des facteurs culturels et que le motif des frontières fut central dans leur mise en place et leur perception. L’originalité de son étude consiste à croiser deux types de littérature historique, la littérature polaire et la littérature spatiale, pour comprendre comment le motif des frontières fut mobilisé par des acteurs importants, comment il a varié et changé au cours de la seconde moitié du XXe siècle, et en quoi ces changements reflètent des mutations plus larges, exprimées notamment par des réorientations importantes des programmes de recherche menées en Antarctique et dans l’Espace. Ainsi, en se concentrant surtout sur les voix publiques et d’autorité qui ont aidé à forger l’opinion publique, Spiller relate la rapide montée et puis le lent déclin du motif des frontières qui formait, selon lui, un pilier central de l‘identité nationale tout au long de la guerre froide.
De plus, le titre l’indique déjà, l’ouvrage met en dialogue le motif des frontières avec la notion du « American Century », notion qui fut d’abord introduite en 1941 par Henry Luce, fondateur des magazines Time et Life. Henry Luce arguait dans un éditorial influent que face à la menace du fascisme, les États-Unis devraient prendre activement en main leur destin en s’appropriant le rôle de leadership global, rôle qu’ils devraient assumer pour des raisons morales, historiques et économiques. Par la suite, au début de la guerre froide, nous montre Spiller, cette notion est devenue le synonyme d’un siècle de paix et de prospérité mondiale, porté surtout par la science et la technologie étatsunienne. Les deux régions géographiques où ce nouveau leadership scientifique et technologique pouvait s’exprimer de façon la plus spectaculaire et hautement visible, c’étaient bien évidemment l’Antarctique et l’espace circumterrestre. Poussées par les autorités politiques, scientifiques et institutionnelles de l’époque, ces deux régions sont devenues avec l’Année géophysique internationale (1957-58) des nouvelles frontières pour le « siècle américain », remplaçant ainsi l’ancienne frontière de l’Ouest qui a profondément forgé auparavant, selon la fameuse thèse de l’historien Frederick Jackson Turner, l’identité étatsunienne en tant que moteur principal de son économie dynamique et de sa démocratie irréductible.
Un moment clé du récit, qui est malheureusement peu mis en dialogue avec la littérature en histoire environnementale (par exemple l’histoire du mouvement de contreculture), se situe à la fin des années 1960, où on peut observer, selon Spiller, un revirement profond dans les discours qui portent sur les programmes antarctique et spatial. C’est le moment où le motif de la frontière commence à entrer dans une crise profonde, une crise qui va perdurer jusqu’à la fin de la guerre froide, poussée par de profonds changements culturels, avec de nombreuses voix qui s’élèvent désormais contre la guerre au Vietnam, avec la montée en puissance du mouvement environnementaliste et avec une critique de plus en plus audible des sciences et des techniques qui de toute évidence, ne semblent pas du tout confirmer le récit du progrès éternel propagé par les tenants du « siècle américain ».
Cette crise, argumente Spiller, est très visible dans le cas de l’Antarctique, où le motif de la « frontière d’exploration » commence dès la fin des années 1960 à être rejeté au profit d’une vision plus « environnementaliste » qui identifie le septième continent comme dernière région clé encore préservée, ce qui permet d’y observer des changements environnementaux globaux. Même si certains acteurs influents continuent pendant les années 1970 et 80 à défendre l’idée qu’une exploitation minière (qui reste dans la pratique tout à fait hypothétique) ne menacerait en rien le fragile équilibre écologique en Antarctique, cette position, et avec elle le mythe de la « frontière de ressources », est rejetée une fois pour toutes par l’introduction du Protocole de Madrid (Protocole de protection environnementale) en 1991.
L’histoire du motif de la « frontière spatiale » a connu un destin similaire, même si ce cas se révèle tout de même un peu plus complexe. À la suite des spectaculaires missions Apollo et une baisse conséquente des budgets alloués à l’Agence spatiale étatsunienne, la NASA a dû réorienter son programme autour de questions « d’utilité terrestre », en développant notamment les domaines de la météorologie, de la communication, de l’identification de ressources naturelles et de l’observation environnementale. Or malgré la montée en puissance des questions environnementales pendant les années 1970, de nombreux américains restaient fortement attachées à l’idée « transcendantale » de la « frontière spatiale » et au mythe de l’Espace en tant que « dernière frontière ». Ainsi, le rapport « Pioneering the Space Frontier » publié en 1986 est tout à fait paradigmatique pour cette recrudescence importante, tout au long des années 1980, du motif de la « frontière spatiale » que des figures influentes comme Gerard O’Neill ont su entretenir avec succès. Néanmoins, à la fin de la guerre froide, ce motif va selon Spiller aussi disparaître puisqu’il perd ses justifications culturelles qui tenaient beaucoup à un monde bipolaire, à la place singulière qu’occupait la NASA au sein des acteurs spatiaux (et qui s’érodait peu à peu avec la privatisation du secteur spatial) et, enfin, il n’était plus une réponse crédible à la guerre menée contre le terrorisme.
Là, où le récit est vraiment réussi, est quand James Spiller analyse les préjugés raciaux et de genre qui ont profondément marqué les États-Unis pendant les premières décennies de la guerre froide. En effet, la place des femmes et notamment de la communauté Afro-américaine au sein des programmes spatiaux et polaires reste jusqu’à aujourd’hui peu étudiée. Dans l’histoire spatiale, ce sont les femmes Afro-américaines (parfois appelées « number crunchers » (p.107)) qui ont attiré récemment l’attention des médias avec la publication du livre à succès Hidden figures ainsi que son adaptation filmique en 2016. Cependant, des études plus larges qui regardent la place des femmes dans l’ensemble du programme spatial étatsunien par exemple, comme l’étude pionnière de Margaret Weitekamp , sont encore rares. Ainsi, l’étude de Spiller permet de combler un vide et d’éclairer par un nouvel angle – celui de la construction du motif de la frontière spatiale par Roosevelt notamment – la mise en place d’un biais raciste et chauviniste qui postulait que c’était le devoir de l’homme blanc d’« ouvrir » la frontière spatiale.
Là aussi, la comparaison avec le cas antarctique est très instructive et Spiller affirme que c’était une rhétorique similaire qui a déjà joué un rôle clé dans l’histoire de l’exploration polaire. Ainsi, il montre que pour plusieurs parties de la population étatsunienne, l’alunissage représentait « one small step for ‘The Man,’ and probably a giant step in the wrong direction for mankind » (p.162). Le tournant dit « environnementaliste » que l’Agence a réalisé à la suite des missions Apollo – inflexion étudiée beaucoup plus en détails par Conway dans Atmospheric Science at NASA – est généralement associé à une réorientation du programme spatial pour détecter, suivre et si possible résoudre des problèmes environnementaux terrestres. Spiller montre que ce retournement du regard de l’Espace vers la Terre fut accompagné, entre autres, par des luttes sociales pour que la NASA cesse de figurer « parmi les employeurs fédéraux les plus biaisés » (p.162) en ce qui concerne la représentation des « minorités ». Ainsi, en 1978, trois candidats parmi les 35 astronautes de la promotion sont afro-américains et ils sont rejoints par six femmes astronautes, supprimant, selon Spiller, deux éléments centraux du motif de la frontière spatiale tel qu’il est formulé par Roosevelt notamment.
Dans ce nouveau contexte, un deuxième motif de frontière, théorisé par Turner, ne semblait plus fonctionner non plus. En suivant Turner, et c’était notamment le crédo de Vannevar Bush et de son influent texte Science : The Endless Frontier (1945), les sciences et la technologie pourraient remplacer les anciennes frontières pour continuer à assurer le progrès socio-économique. Or pendant les années 1970, les opposants de l’exploration spatiale avançaient l’argument de la finitude terrestre et de ses ressources, et ils insistaient sur le fait que la quête perpétuelle du progrès et de la croissance avaient un coût environnemental trop lourd. Une figure a néanmoins permis de faire revivre la frontière turnérienne : Gerard O’Neill. En effet, pendant la seconde moitié des années 1970, son projet de colonisation spatiale a attiré beaucoup l’attention des médias et il a trouvé même un puissant allié de la frontière spatiale dans les années 1980 en la personne de Ronald Reagan. La question de l’habitabilité et de l’exploitation des ressources naturelles circumterrestres est devenue ainsi à nouveau une question débattue. Or cet enthousiasme se heurte à la fin de la guerre froide et à la désintégration des deux superpuissances, remplacées par un monde multipolaire dans lequel les frontières n’ont plus de place crédible.
Même s’il faut féliciter James Spiller pour un récit qui donne une certaine structure à l’histoire des frontières, on pourra regretter que la lecture est parfois gênée par plusieurs répétitions et des citations qui reviennent dans différents chapitres, et par la présentation des mêmes arguments à plusieurs occasions. Le lecteur attentif, mais aussi un peu pressé, ne peut donc pas s’empêcher d’en conclure que l’étude aurait pu être présentée de manière beaucoup plus synthétique, sans que l’on perde pour autant le cœur de l’argumentation, qui reste en soi bien intéressant. En effet, pour la thématique choisie par Spiller et les exemples mobilisés, la forme d’article de revue aurait été sans doute un choix plus judicieux.
Par ailleurs, les plus fins connaisseurs des archives polaires et de l’exploration spatiale vont sans doute remarquer que le livre refait parfois un travail historique pour des terrains déjà bien balayés, sans faire surgir de véritables nouveaux éléments. Ainsi, le livre présente des sources archivistiques pour des questions qui ont été déjà traitées ailleurs, notamment par la littérature en histoire de l’Antarctique. Ainsi, les réflexions qui portent par exemple sur l’Année géophysique internationale (chapitre 1) apportent peu de nouveaux éléments à la littérature déjà existante . Aussi, pour donner seulement un autre exemple concret : la stratégie des États-Unis d’essayer d’exclure le plus possible les Soviétiques des premières négociations sur le Traité sur l’Antarctique (p.57) a déjà fait l’objet d’une étude détaillée de Turchetti, Naylor, Dean et Siegert parue en 2008 dans History and Technology – or cette étude n’apparaît malheureusement pas dans les notes du manuscrit. Ces regrets ou lacunes ne doivent toutefois pas occulter le fait qu’à beaucoup d’autres occasions, le livre réussit tout de même à apporter des éléments nouveaux (ou que l’on connaît mal encore), comme nous l’avons noté plus haut.
Enfin, il faut aussi dire un mot sur la politique éditoriale du groupe St. Martin’s Press dont Palgrave fait partie. La collection Palgrave Studies in the History of Science and Technology, dirigée avec finesse et grand engagement par les historiens Jim Fleming (Colby College) et Roger Launius (National Air and Space Museum), est susceptible d’intéresser un grand nombre de personnes, bien au-delà du cercle restreint des STS, de l’histoire des sciences ou de l’histoire environnementale. Cependant, il est regrettable que bon nombre de livres de la collection ne va jamais voir un nombre important de lecteurs en France. Les livres sont malheureusement trop chers – il faut compter 85 euros en moyenne pour chaque titre – qu’ils sont pratiquement uniquement accessibles à des institutions et bibliothèques. Sans le signalement de ces livres pour l’achat à des bibliothèques, ces livres, pourtant tous fort intéressants, ne trouveront en France malheureusement que très peu d’écho.
Sebastian Grevsmühl
1 NCOS, Pioneering The Space Frontier. An Exciting Vision of Our Next Fifty Years in Space. The Report of the National Commission on Space, 1986.
2 M. Weitekamp, Right stuff, wrong sex : America’s first women in space program, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2005.
3 E. Conway, Atmospheric Science at NASA. A History, Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2008.
4 Citons par exemple : G. Fogg, A History of Antarctic Science, Cambridge : Cambridge University Press, 1992 ; D. Belanger, Deep Freeze: The United States, the International Geophysical Year, and the Origins of Antarctica’s Age of Science, Boulder (Co.) : University Press of Colorado, 2006 ; C. Collis, K. Dodds, « Assault on the Unknown: The Historical and Political Geographies of the International Geophysical Year (1957-8) », Journal of Historical Geography, 34(4), 2008, p. 555-573 ; A. Elzinga, « Antarctica: The Construction of a Continent by and for Science », in E. Crawford, T. Shinn, S. Sörlin (eds), Denationalizing Science: The Contexts of International Scientific Practice, Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 1993, p. 73-106 ; R. Launius, J. Fleming, D. DeVorkin (eds), Globalizing Polar Science, Reconsidering the International Polar and Geophysical Years, New York : Palgrave Macmillan, 2010 ; I. Krupnik, M. Lang, S. Miller (eds.), Smithsonian at the Poles. Contributions to International Polar Year Science, Washington (DC) : Smithsonian Institution, 2009 ; R. Fifield (ed.), International Research in the Antarctic, Oxford and New York : Oxford University Press, 1987.