Au Clair de la Terre
Au Clair de la Terre. Mon œil extraterrestre
Mots-clés : études visuelles ; fiction ; XIXe-XXe siècles ; Rudaux ; Moreux
Suivant la conception aristotélicienne appuyée par les décennies de réflexions sur sa fonction , la fiction et par extension l’art, sont envisagés comme une modélisation mentale, un stimulus fondamental pour l’appréhension par les hommes de leur environnement. Dans un article paru dans la revue Images re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art , je m’arrête sur l’illustration des mondes extraterrestres qui représente un exemple particulier de l’histoire de l’image. Ce type d’illustration permet de comprendre sur quels canons s’est construite notre vision du cosmos depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu des années 1990 et comment notre regard, projeté hors des sentiers terrestres, a permis d’établir cet « exotisme cosmique » dont parle Peter Szendy et qui séduit nombre d’artistes de la scène actuelle.
Le voyage mental, que la science de l’espace envisage comme un moyen de mieux appréhender le monde intersidéral, trouve au milieu du XIXe siècle un outil visuel et figuratif pour favoriser la communication autour de l’astronomie savante et son apprentissage par le plaisir. Credo du siècle, la conception du « Voir pour savoir » installe un champ nouveau de fiction au cœur même des démonstrations les plus rigoureuses. Le coup d’envoi est donné en 1864 dans un ouvrage de vulgarisation d’astronomie rédigé par Amédée Guillemin et intitulé Le Ciel. Notions d’astronomie à l’usage des gens du monde et de la jeunesse .
Signée Lebreton, la « Vue idéale prise dans la région montagneuse du sud-ouest » opère une petite révolution visuelle. Pour la première fois l’image transporte visuellement le lecteur sur un poste d’observation lunaire, in situ, d’où il pourra observer le paysage que le savant lui décrit. Les montagnes de la Lune se déploient devant ses yeux, à sa hauteur ; son champ de vision est plongé dans la description d’un panorama horizontal traité en perspective. En plus du champ lexical pictural qui entoure le titre, le recours à cette « forme symbolique convenue » souligne que ce site a été dépeint comme s’il était observé par les yeux d’un humain, comme si nous étions nous-mêmes devenus extra-terrestres.
Les astronomes n’ont pas attendu le siècle du positivisme pour déployer l’astuce puisque, comme l’a démontré récemment Frédérique Aït-Touati dans son ouvrage Contes de la Lune , la littérature astronomique du XVIIe siècle, moins réticente à faire figurer l’imagination au cœur de son fonctionnement, en fait déjà usage. En empruntant la voie de son narrateur, l’astronome Johannes Kepler (1571-1630) commence par exemple l’un de ses plus fameux ouvrages par le récit suivant :
« […] nous avons parmi nous les esprits les plus sages. […] Les plus importants d’entre eux sont au nombre de neuf. Je connais particulièrement bien l’un d’eux : c’est même le plus doux et le plus inoffensif de tous ; il faut vingt-et-un caractères pour l’invoquer. Grâce à lui, je suis souvent transportée en un instant dans d’autres pays que je lui indique ou si leur éloignement m’en empêche, en l’interrogeant à leur sujet, j’en apprends autant que si je m’y trouvais moi-même. Il m’a décrit comme toi la plupart des pays que tu as vus de tes propres yeux, dont tu as entendu parler ou que tes lectures t’ont fait connaître. Je voudrais avant tout que tu voies en ma compagnie un pays dont il m’a très souvent parlé ; il en fait des descriptions merveilleuses ». Elle nomma Levania.
Dans la lignée de Galilée , Kepler entend donner dans son ouvrage une description fidèle de l’aspect de la Lune mais choisit, pour ce faire, de rédiger un récit imaginaire. La toile fabuleuse se tisse au moyen de données scientifiques et la forme littéraire – fictive et narrative – traduit le désir de l’auteur de dresser le portrait du satellite terrestre d’encore plus près qu’il est possible de le faire avec un télescope. Le voyage mental jusqu’au monde sélénite et l’exposé de ses caractéristiques se fera d’après une mise en situation du lecteur sur place. Le point de paroxysme est atteint quelques pages plus loin lorsque Kepler décrit une scène particulière sur Levania (La Lune) :
Sur Levania, le spectacle le plus agréable de tous est celui de Volva. […] Les habitants de Subvolva croient que leur Volva au milieu du ciel […] a un diamètre un peu inférieur à quatre fois celui que notre Lune nous paraît voir.
Par analogie Kepler invite son lecteur à concevoir le regard de l’autre, celui d’un habitant de la Lune qui regarde la Terre et s’émeut des effets visibles qu’elle peut avoir sur son ciel, sur sa vue, sur son paysage. Le point de vue est renversé et la description ne se fait plus à distance. Le monde extraterrestre n’est plus tenu éloigné par un télescope ou par l’œil du savant. Il nous appartient. L’imagination est au cœur de l’appropriation par le biais de la fiction artistique. Le potentiel séduisant et romantique d’une vue de la Terre depuis un sol extraterrestre, qui continuera d’être exploité par les grands vulgarisateurs d’astronomie tels que Camille Flammarion (1842-1925), fait du Clair de Terre un motif parfait pour construire l’œil extra-terrestre. Semblable au Clair de Lune qui, « destiné à l’illumination des nuits terrestres a toujours eu le privilège d’attirer les regards et les pensées » et « habitus » très fort de la culture terrestre, le Clair de Terre se présente comme une figure voisine presque banale. L’effet de fiction ne peut se concevoir indépendamment d’un dénominateur commun. C’est donc le recours à un motif connu qui permettra au point de vue cosmique d’être perçu comme une évidence, une chose normale face à laquelle le lecteur-observateur ne trouvera aucune raison de dire « c’est faux » .
Une telle leçon ne pouvait que retenir l’attention de la création artistique, au premier rang de laquelle, le domaine de l’illustration, puis celui du cinéma, et enfin celui des arts plastiques. Après Flammarion, l’œuvre de l’Abbé Théophile Moreux (1867-1954) et de Lucien Rudaux (1874-1947), tous deux artistes astronomes, permet à la vue sidérale de s’épanouir comme genre artistique et de déployer toute sa puissance visuelle au-delà d’un propos savant parfois encombrant. Si aucun d’entre eux ne cherche à renier le discours scientifique précis et rigoureux qui sert de sources à leurs travaux, les deux auteurs-illustrateurs portent plus loin que jamais notre regard extra-terrestre. Le premier nous invite à nous « élancer dans l’espace » à bord d’un « véhicule imaginaire » – dont nous comprenons vite qu’il est notre imagination – pour parcourir non plus les paysages romantiques des Clairs de Terre sur la Lune, mais pour pénétrer les crevasses, les cratères et les chemins biscornus de notre satellite où l’expressivité du dessin convoque une esthétique à mi-chemin entre l’espace dramatisé des planches de Gustave Doré et la logique spectaculaire du cinéma allemand des années 1920. Lucien Rudaux, de son côté, deviendra en quelques années le « peintre des autres mondes » , le « grand-père du Space Art » , instigateur d’une idée moderne de la représentation spatiale où naturalisme et théâtralité collaborent à créer une certaine esthétique de la simulation qui porte notre regard sur Saturne, Jupiter ou Mars. Celle-ci sera en partie à l’origine des visions qui hanteront la culture visuelle du Space Age et en particulier l’œuvre de Chesley Bonestell (1888-1986), illustrateur de renom et auteur des matte-paintings pour le film Destination Moon produit par George Pal en 1950 où les paysages sélénites atteignent un tel degré de réalisme qu’il semble que nous les parcourions nous-mêmes.
L’art qui accompagne l’aventure spatiale du XXe siècle installe dans l’histoire de la représentation la possibilité de montrer l’invisible, de traduire ce que nos yeux ne peuvent pas voir, ce qu’ils ne sont pas en mesure d’atteindre. Notre œil voyage grâce à lui au cœur des paysages extraterrestres et en retour, ce sont les paradoxes et les limites de la perception, notre entêtement à voir et à visualiser au-delà de nos aptitudes, qui vont être interrogés par les générations qui succèdent à Apollo. Après les années 1990, le champ visuel ultra technologique des sciences de l’espace est pris comme une source poétique et visuelle permettant de revenir aux piliers de la création et de pousser la quête de vérité picturale du siècle de l’avant-garde au-delà de ses limites. L’art ne se situe-t-il pas lui-aussi dans la transcription d’une connaissance ou d’un questionnement cognitif en un objet, en une image ou une expérience qu’il fabrique ? Ne propose-t-il pas d’explorer le monde d’une manière nouvelle transcendant nos habitudes ? Ne construit-t-il pas un champ visuel à mi-chemin entre concept et image ? C’est ainsi que le travail des peintres Coraline de Chiara et Edouard Wolton interrogent la peinture à la lumière de ces couleurs que nous ne verrons jamais et de ces soleils qui ne nous surplombent pas. D’autres comme Vincent Ceraudo choisissent de faire revivre les voyages intersidéraux du XIXe siècle pour atteindre cet éther resté à jamais notre porte commune vers l’Espace, vers une conception extra-terrestre, vers cet autre regard qui se mélange au nôtre et qui nous aide à apprivoiser notre rétine autant que notre rapport au monde.
Elsa de Smet
1 Voir par exemple T. Pavel, Univers de la fiction, Paris : Seuil, 1988 [Ed. en anglais, 1986].
2 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris : Seuil, 1999, p. 57.
3 Publié le 2 septembre 2016, le présent billet a été mis à jour en novembre 2017 suite à la parution du numéro, coordonné par Louise Hervé et Chloé Maillet, intitulé « Extra-terrestre » de la revue Images re-vues.
4 P. Szendy, Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Paris : Minuit, 2010, p. 9.
5 A. Guillemin, Le Ciel. Notions d’astronomie à l’usage des gens du monde et de la jeunesse, Paris : Hachette, 1864. L’ouvrage est consultable sur Gallica.
6 E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique convenue, Paris : Minuit, 1991 [texte paru en allemand vers 1924-1925, édité pour la première fois en français en 1975].
7 F. Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris : Gallimard, 2011.
8 J. Kepler, Le Songe ou Astronomie lunaire, trad. Michèle Ducros, Nancy : Presses universitaires, 1984, note 42, p. 59.
9 En 1610, Galilée imagine un clair de Terre vu depuis la Lune. La transposition mentale permise par l’analogie littéraire avec un clair de Lune depuis la Terre, lui permet de décrire très précisément les effets lumineux de la Terre sur les mondes lunaires. Puisque la Terre et la Lune se font face, et si l’une a un effet visible sur l’autre, la réciprocité de ce phénomène ne doit pas surprendre. Voir en particulier Galilée, Sidereus Nuncius (Le Messager Céleste), texte établi, traduit et présenté par E. Namer, Paris : Gauthier-Villars, 1964, pp. 78-79.
10 J. Kepler, Le Songe, op.cit., pp. 37-39. Notons qu’ici « Volva » est le nom donné à la Terre par les supposés habitants de la Lune.
11 C. Flammarion, Les merveilles célestes. Lectures du soir, Paris : Hachette, 1865, p. 329. La 5e édition (datée de 1875) est consultable sur Gallica.
12 A.-M. Bassy, « Typographie, topographie, « outropo-graphie ». L’illustration scientifique et technique au XVIIIe siècle », in Die Buchillustration im 18. Jahrhundert, Actes de colloque (Düsseldrof, 3-5 octobre), Heidelberg : Carl Winter & Universitätsverlag, 1980, p. 210.
13 La raison juge la peinture et, ici, la fiction d’après l’ordre du monde, son idée. Voir A. Cauquelin, L’invention du paysage, Paris : Presses universitaires de France, 2013 [1989] et en particulier le chapitre qui traite de « La question de la peinture », pp. 53-72.
14 « S’élancer dans l’espace, monter toujours, s’éloigner de la Terre et s’enfuir à tire-d’aile vers la Lune, descendre sur son sol argenté, parcourir des plaines et des vallées inconnues, examiner en détail la structure de ce globe suspendu au-dessus de nos têtes, revenir enfin raconter aux Terriens les prouesses de ce lointain voyage… quel rêve ! », T. Moreux, Un Jour dans la Lune, Paris : Fayard, 1912, pp. 5-8.
15 Ibid., p. 49.
16 V. Coudé du Foresto, « Lucien Rudaux, le peintre des autres mondes », L’astronomie, Paris : Société astronomique de France, vol. 103, janvier 1989, pp. 23-28.
17 Lucien Rudaux est ainsi nommé par les membres de l’International Association of Astronomic Artists fondée au début des années 1980.