Ce qu’implique le Commercial Crew Program pour une sociologie de l’entraînement des astronautes

10 Déc 2020

En 2011, la NASA met un terme à son programme de la Navette, devenant ainsi, comme toute autre agence spatiale contribuant à la Station Spatiale Internationale, dépendante de la Russie pour transporter ses astronautes. Alors que ce monopole de neuf ans aura entraîné d’importantes conséquences dans la préparation des astronautes à leur vol, le retour des États-Unis sur la scène du transport habité annonce un certain renouveau de la profession d’astronautes. 

Les 3 astronautes de la mission Proxima juste avant leur départ le 17 novembre 2016 depuis le cosmodrome de Baikonour. De gauche a droite : l’astronaute de la NASA, Peggy Whitson, le cosmonaute russe de Roscosmos Oleg Novitskiy et ‘astronaute de l’ESA Thomas Pesquet.

Essor et déclin d’un monopole russe

À 10h57 heure de Greenwich, le 21 juillet 2011, la Navette Atlantis STS-135 atterrit sur la piste nº15 du Kennedy Space Centre, en Floride. Trente ans après sa mise en service, c’est là le dernier coup de frein du programme de la Navette, et la suspension de l’autonomie étatsunienne du transport d’astronautes. Le vaisseau russe Soyouz devient alors le seul moyen de transporter les membres d’équipage de la Station Spatiale Internationale.

En termes pratiques, ce monopole amène toute autre agence spatiale contribuant à la station (ESA, JAXA, CSA, NASA) à devoir acheter des sièges de Soyouz pour ses astronautes. Et, depuis 2011, le prix de ces sièges n’aura cessé d’augmenter. En 2008, le siège était à son prix le plus bas : 21,8 millions de dollars. Dix ans plus tard, un aller-retour en Soyouz en coûtait 81 millions. En comparaison, un siège de Space X est estimé, en 2018, à 58 millions de dollars sur la durée de vie totale du vaisseau, réutilisable .

Cette augmentation des prix russes, liée à un certain orgueil national et à l’évolution d’un marché de lanceurs peu régulé essuyant encore les conséquences de l’effondrement de l’URSS, avait amené en 2015 Charles Bolden à publier une lettre ouverte au Congrès. Astronaute vétéran et administrateur de la NASA sous Barack Obama, C. Bolden y demandait l’augmentation du financement du Programme Commercial de la NASA (Commercial Crew Program), mis en place depuis 2011 avec des entreprises privées comme Space X et Boeing pour rétablir une indépendance de transport aux Etats-Unis :

« Chaque dollar que nous investissons à Moscou est un dollar que nous n’investissons pas dans les affaires américaines du Missouri ou de n’importe quel autre de nos 35 états, où 350 entreprises américaines travaillent à permettre à nouveau au plus grand pays de cette Terre de relancer nos astronautes dans l’espace. (…) Tout récemment, la NASA n’a eu d’autre choix que de signer un chèque de 490 millions [de dollars] pour que nous puissions acheminer nos astronautes vers la Station Spatiale. Le Congrès devrait, et pourrait, résoudre ce problème en investissant dans le Programme Commercial

Si ce monopole signifiait que depuis 2011, tout astronaute devait s’entraîner en Russie quelle que soit sa nationalité, le Programme Commercial de la NASA semble aujourd’hui sonner le glas du monopole du Soyouz, tant attendu outre Atlantique alors qu’indépendance de transport et leadership national demeurent profondément liés.

Une nouvelle ère (relative) pour la profession d’astronaute

Ce nouvel âge du transport « made in USA » a d’importantes conséquences sur la nature-même de la formation des astronautes. En effet, le retour d’une autonomie de transport étatsunienne signifie une fin d’un entraînement des astronautes de la NASA en Russie. Or, s’entraîner à la Cité des étoiles suppose de se plier aux standards médicaux, aux épreuves physiques, et aux tests d’endurance qui, hérités de l’époque de Youri Gagarine, reposent grandement sur une mise en mémoire collective des héros soviétiques. S’entraîner en Russie, ce n’est donc pas seulement se familiariser à l’interface du vaisseau Soyouz et passer les entraînements de survie en Sibérie, c’est également marcher tous les jours dans des couloirs tapissés de portraits des pères de la cosmonautique, et reproduire certains rituels à la mémoire de Gagarine avant le lancement. En d’autres termes, l’entraînement des astronautes y est une fabrique morale et corporelle, où la discipline physique s’accompagne de valeurs et de symboles profondément ancrés dans l’histoire sociale du spatial russe.

Dès les années 1980, lorsque les premiers astronautes européens venaient se former à la Cité des étoiles, l’entraînement russe s’est ainsi internationalisé. Cette tendance s’est poursuivie durant la Guerre Froide lorsque la Chine s’est approprié les techniques soviétiques pour construire son propre programme, puis durant le monopole de transport russe entre 2011 et 2020. Aujourd’hui, Roscosmos, l’entreprise d’Etat faisant office d’agence spatiale pour la Russie, multiplie les partenariats avec les « puissances spatiales émergeantes » telles que l’Inde, les Émirats Arabes Unis, l’Iran, et bientôt l’Afrique du Sud, poursuivant l’import des méthodes et standards héritées de l’époque soviétique à une échelle globale — et palliant les futurs manques de financements de la NASA.

Alors que de nouvelles campagnes de sélection d’astronautes et de cosmonautes sont annoncées d’ici la fin de l’année 2020, en vue de former celles et ceux qui marqueront le retour de vols habités vers la Lune, cette internationalisation de l’entraînement russe implique que ces nouveaux corps d’astronautes émiratis, indiens ou autre, soient sélectionnés et formés à partir des critères, standards, méthodes et infrastructures russes. Cette circulation de l’entraînement russe appelle ainsi à des logiques sociales qui, à partir de leur discipline, peuvent participer à la régulation des relations entre gouvernements. En effet, l’import de techniques, savoir-faire et traditions ancrées dans le temps et dans l’espace (par exemple, héritées de l’époque soviétique) ne se fait pas sans adaptations. Tout import culturel conduit à des formes de métissage ou de résistances. Un cosmonaute indien entraîné aux rituels soviétiques n’aura pas le même rapport au corps, au devoir, et à la représentation nationale qu’un russe se posant comme digne hériter de ces rituels. De la même manière, faire voler des candidats indiens dans des combinaisons russes pourra nécessiter de faire évoluer les standards corporels utilisés dans la préparation des candidats russes, dont les mensurations restent peu changées (et discriminantes) depuis les années 1960. Certaines épreuves sont quant à elles susceptibles d’être refusées par des candidats internationaux aux sensibilités culturelles différentes , alors même que s’y plier est une règle du jeu diplomatique entre puissances spatiales. Internationaliser ses propres méthodes de sélection et d’entraînement s’accompagne ainsi nécessairement de la circulation d’une mise en récit dominante, dont les normes peuvent agir sur la construction identitaire et collective des membres d’équipage.

Une chose est sûre : il serait absurde de ne voir dans le vol habité qu’une question géopolitique — et encore moins technique. Les coopérations internationales qui forgent le secteur des vols habités supposent des logiques sociales, culturelles et symboliques qui, au fil de leurs circulations, font et défont les conditions du futur de l’exploration spatiale. Si le renouveau d’une indépendance de transport se développe progressivement aux États-Unis grâce à la qualification de la capsule de Space X, cela ne marque pas pour autant la fin des modèles de transport et d’entraînement dominants.

Julie Patarin-Jossec


[1] Rapport du Bureau de l’inspecteur général de la NASA (NASA OIG) : NASA 2016/No. IG-16-028; Rapport 2019/No. IG-20-005

[2] “Congress, don’t make us hitch rides with Russia. Love, NASA.”, Wired, 28 août 2015.

Rapport du Bureau de l’inspecteur général de la NASA (NASA OIG) : NASA 2016/No. IG-16-028. En novembre 2019, le même Bureau de l’inspecteur général de la NASA informait que l’agence étatsunienne aurait surpayé le développement de la capsule spatiale Starliner par Boeing, encore en cours de certification. Rapport 2019/No. IG-20-005.
“Congress, don’t make us hitch rides with Russia. Love, NASA.”, Wired, 28 août 2015.
Comme cela a pu être le cas d’astronautes occidentaux lors de certaines expériences médicales.