Changer de point de vue
Changer de point de vue : la nouvelle lune, « c’est la ‟Pleine Terre” pour les Sélénites »
Mots-clés : Images globales – Histoire de l’enseignement scientifique – Médiation et vulgarisation – XIXe-XXe siècles
Les Sélénites, du grec Σελήνη (lune), sont les habitants de la Lune. L’usage du terme évoque des œuvres de fiction ou des récits explorant d’autres « mondes » souvent pour mieux ironiser sur les situations et comportements terrestres comme dans l’Histoire véritable de Lucien de Samosate (IIe siècle) ou dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (XVIIe siècle). On le trouve pourtant aussi glissé, à l’aide de ce simple constat (« C’est la ‟Pleine Terre” pour les Sélénites »), dans un ouvrage dont le projet est tout autre : rédigé par l’astronome amateur Paul Baize, la Cosmographie élémentaire dont est extraite cette phrase est un manuel qui s’adresse aux élèves fréquentant une classe de Philosophie, c’est-à-dire une classe Terminale de l’enseignement secondaire, à la fin des années 1940 . Elle figure aussi dans la version du manuel s’adressant aux élèves de Mathématiques élémentaires . À la différence des Sélénites qui aident le lecteur à mieux voir la terre ou, plutôt, les comportements terrestres, les Sélénites de Paul Baize servent à ancrer le point de vue pour mieux imaginer voir, cette fois, la Terre – la planète et non ses habitants. Dans un chapitre portant sur la Lune, ils contribuent à donner consistance à un changement de point de vue : invité par l’ouvrage à observer la Lune depuis la Terre et à comprendre les sous-jacents physiques et mathématiques des phases de la Lune, le lecteur est également incité à se projeter sur la Lune pour imaginer comment, peu après la néoménie, la Terre apparaît vue de la Lune.
L’exercice d’imagination n’est pas ici incitation à la rêverie même si, comme le note Ernest Esclangon, alors directeur de l’Observatoire de Paris et préfacier de Paul Baize, il s’agit pour ces manuels d’être des « livre[s] d’enseignement mais livre[s] aussi dont la lecture doit attirer les amateurs d’astronomie désireux de compléter ou de préciser leurs connaissances en cette science incomparable, la seule peut-être qui s’adresse avec tant de force simultanément à la raison, au sentiment, à l’imagination. » De fait, dans d’autres ouvrages parus à la même période, le passage au point de vue lunaire devient un exercice scolaire à proprement parler, comme chez Roland Maillard et Albert Millet :
« Si la Lune, vue de la Terre, est un croissant, la Terre, vue de la Lune, a-t-elle également la forme d’un croissant ?
Quand, de la Terre, on voit la Pleine Lune, comment, de la Lune, verrait-on la Terre ?
Même question au moment de la Nouvelle Lune. »
Qu’il prenne la forme d’un exercice à résoudre par l’élève ou d’un exposé proposé par l’auteur, le passage au point de vue lunaire est récurrent dans les ouvrages de cosmographie parus après la Seconde Guerre mondiale, période où ce sujet d’étude s’inscrit dans le cadre de l’enseignement mathématique délivré dans les classes terminales des collèges et lycées. La démarche, au demeurant, n’est pas neuve même si la cosmographie connaît alors une importante réforme qui conduit notamment à introduire davantage d’astronomie physique dans le programme d’enseignement que par le passé.
Cette sous-discipline, considérée comme une branche des mathématiques et ayant pour objet « la description des corps célestes, c’est-à-dire des corps répandus dans l’espace indéfini, de leurs positions relatives, de leurs mouvements, et en général de tous les phénomènes qu’ils peuvent nous présenter » , est en effet intégrée dans les programmes d’enseignement du secondaire depuis (au moins) la moitié du XIXe siècle et la réforme Fortoul, dite de la bifurcation . Les manuels qui en traitent (et que l’on peut consulter pour partie grâce à Gallica), intègrent systématiquement un chapitre ou une partie prenant la lune comme objet d’étude. C’est en complément de l’explication du phénomène observable de la « lumière cendrée » (Fig. 1) que certains auteurs proposent alors d’opérer un changement de point de vue qui conduit le lecteur à imaginer la terre vue de la lune et qu’ils mobilisent, pour ce faire, plutôt que des « observateurs placés dans un référentiel lunaire », des « habitants de la lune » (Fig. 2).
L’évocation est, en elle-même, remarquable, et l’on pourrait tracer sans doute des liens entre ces habitants de la lune présents dans des manuels scolaires et les habitants des autres mondes que Fontenelle imaginait dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes . Cependant c’est davantage le travail d’imagination de la terre vue de la lune que les explications données du phénomène de la lumière cendrée qui m’intéresse aujourd’hui.
On a pu en effet déjà souligner que si la vue de la Terre depuis l’espace contribuait à offrir un point de vue véritablement nouveau, elle s’inscrivait en même temps dans des traditions cartographiques de long terme . La volonté de représenter la terre comme un objet cosmique, isolé dans l’espace, et non comme une représentation cartographique, un globe, est elle aussi antérieure à l’accession au point de vue surplombant à un quelconque être humain : dans un billet revisitant la galerie des images de la terre vue de l’espace publié à l’occasion de la diffusion par la NASA en 2012 d’une nouvelle version de « Blue Marble », André Gunthert identifiait des représentations datant du XIXe siècle et figurant notamment des flux nuageux ou une atmosphère. Si de telles représentations sont spectaculaires, car visuelles, elles s’inscrivent toutefois dans une démarche plus répandue que ne le laisse penser l’idée selon laquelle le graveur Charles Barbant « imagine pour la première fois en 1880 une vue de la Terre à partir de notre satellite » pour l’Astronomie populaire de Camille Flammarion
Comme l’indiquent les manuels antérieurs et contemporains de cosmographie, cet acte d’imagination est bien plus répandu qu’il n’y paraît (tout comme l’est la présentation de la Terre comme objet cosmique). S’il est vrai que, dans les manuels (tout du moins dans ceux que j’ai consultés), on ne trouve pas de représentation visuelle de cet effet d’imagination (la frontière, parfois très floue, entre ouvrages scolaires et littérature de vulgarisation scientifique se constituant parfois précisément, à cette période, dans les choix illustratifs des auteurs et éditeurs), la démarche est quant à elle systématique : sans pouvoir être considérée comme l’indice d’une pratique particulièrement répandue (les manuels consultés concernent l’élite des élèves fréquentant le système secondaire), elle révèle un passage obligé dans les ouvrages de cosmographie (ou plus largement d’astronomie) de la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où ils traitent de la lune et des phénomènes que le satellite présente à la terre (c’est également dans le livre II de l’Astronomie populaire, consacré à la Lune, que figure la représentation de la Terre vue de la Lune évoquée ci-dessus (Fig. 3)).
Une autre remarque peut être faite suite à l’identification de ce changement de point de vue qui s’impose dans la seconde moitié du XIXe siècle et se perpétue dans les manuels de cosmographie jusque dans les années 1950-1960. A cette période en effet, peu avant que les missions Apollo ne fournissent les premiers clichés du globe terrestre, l’imaginaire spatial et la représentation de la Terre vue de l’espace alimentent déjà bien le cinéma et la bande dessinée. Encore aujourd’hui, pour certains, la Terre vue de l’espace peut évoquer davantage Tintin en route vers la Lune que l’iconique « Blue Marble ». Toutefois, il importe, malgré la diffusion très large de certaines de ces représentations, de rechercher, si l’on souhaite rendre compte de ce que « la » vue de la Terre de l’espace a pu être ou signifier, des représentations ou descriptions textuelles moins connues. Si elles s’avèrent être plus confidentielles, comme le sont certainement celles des manuels de cosmographie, de telles descriptions n’en alimentent peut-être pas moins davantage l’imaginaire de certains que des images issues de la culture populaire (qui ne sont pas, pour autant, connues de tous). Ainsi, Amy Dahan relatait, dans la biographie qu’elle consacra à Jacques-Louis Lions, une anecdote présentant le mathématicien qui, alors qu’il était président du Centre national d’études spatiales et avait à ce titre accueilli Jean-Loup Chrétien de retour de l’espace, s’enquit de savoir qui était le Tintin que le spationaute avait évoqué pour rendre compte de ses impressions . Peut-être que pour Jacques-Louis Lions, en effet, formé à l’École Normale Supérieure (Ulm) et acharné de travail mathématique, les lectures et travaux de cosmographie ont-ils davantage pu forger l’imaginaire spatial que la lecture de Tintin ? Toujours est-il que l’anecdote invite à tenter d’affiner ce que peut être, à un moment donné, « la » vue de la terre depuis l’espace pour substituer à un singulier de faible portée sociologique, une éventuelle pluralité de significations, incorporant d’autres sources culturelles, comme la culture scolaire par exemple.
Catherine Radtka
1 Paul Baize, Cosmographie élémentaire, Classe de philosophie, Paris : Magnard, coll. « G. Foulon », 1947 (citation p. 60).
2 Paul Baize, Éléments de Cosmographie, Classe de Mathématiques Élémentaires, Paris : Magnard, coll. « G. Foulon », 1951 [2e éd.] (citation p. 82).
3 Ibid., citation p. 8.
4 R. Maillard, A. Millet, Cosmographie. Classes de Philosophie et Sciences Expérimentales, Paris : Hachette, 1953 [réimp. 1965] (citation p. 99).
5 La citation constitue la présentation donnée par un auteur du XIXe siècle, A. Guilmin, Leçons de cosmographie à l’usage des lycées et collèges et de tous les établissements d’instruction publique, Paris : Auguste Durand, 1860 [4e ed.] (citation p. 1).
6 La cosmographie fait également, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, partie de l’enseignement primaire (c’est-à-dire de l’enseignement s’adressant à la majorité des élèves scolarisés et à leurs futurs enseignants). Je n’en parle pas ici.
7 Liens qui pourraient se matérialiser par les ouvrages de cosmographie, publiés de manière contemporaine aux manuels scolaires, mais dans un cadre de vulgarisation ou de science présentée aux « gens du monde », les frontières du genre littéraire « manuel » étant alors loin d’être rigides.
8 Voir à ce sujet notamment Denis Cosgrove, Apollo’s Eye: a Cartographic Genealogy of the Earth in Western Imagination, Baltimore-Londres: The Johns Hopkins University Press, 2001.
9 André Gunthert, « Blue Marble. La terre vue de l’espace », L’Atelier des icônes. Le carnet de recherché d’André Gunthert, 31 janvier 2012 [http://culturevisuelle.org/icones/2296].
10 Hergé, On a marché sur la Lune, Bruxelles : Casterman, 1954.
11 Amy Dahan Dalmedico, Jacques-Louis Lions, un mathématicien d’exception entre recherche, industrie et politique, Paris : La Découverte, 2005, p. 231.