De l’enthousiasme aux réalisations pratiques
De l’enthousiasme aux réalisations pratiques : la fusée, objet d’une culture « jeunes »
Mots-clés : clubs ; littérature jeunesse ; France ; années 1950-1960
Dans les années 1950-1960, sur un fond médiatique évoquant la « conquête spatiale », des jeunes gens bricolent des fusées, en petits groupes informels ou au sein de clubs dont l’activité devient davantage encadrée au début de la décennie 1960. Ils ne se contentent pas de suivre, à distance, en spectateurs les décollages des premières fusées, la mise en orbite des premiers satellites, ou plus tard la « course à la Lune », mais s’engagent dans des activités pratiques.
Ma recherche actuelle se concentre sur ces activités qu’il s’agit de documenter et surtout d’analyser en croisant l’histoire des techniques, des pratiques amateurs et de la culture. À l’occasion d’une communication présentée dans le cadre du séminaire « Histoire des sciences, Histoire de l’innovation » de l’ISCC, j’avais situé ces activités dans un ensemble plus large d’activités amateurs liées à l’objet fusée. J’avais alors précisé que si, dans le contexte français, des liens entre la fusée (c’est-à-dire un engin auto-propulsif) et l’espace apparaissaient dès l’entre-deux-guerres, ils se resserraient très nettement après la Seconde Guerre mondiale. C’est dans les années 1950 en effet que les fusées deviennent à proprement parler le symbole de la conquête spatiale et que, réciproquement, l’espace passe par la fusée.
Dès lors les pratiques consistant à construire des fusées ou, du moins, des engins artisanaux auto-propulsés évoquant des fusées relèvent de l’« astroculture ». Les noms donnés aux structures de plus en plus nombreuses qui fleurissent à partir de la deuxième moitié des années 1950 et au sein desquelles les jeunes gens s’adonnent à leur passion le confirment : du « club spatial international » à l’« association des amateurs d’astronautique » en passant par le « club nazairien d’études astronautiques » ou le « groupe d’études de télécommunications spatiales », c’est bien de cosmos et d’astronautique qu’il s’agit.
Ces différents groupes ont en commun d’accueillir des jeunes gens (et parfois des jeunes filles) intéressés par la fabrication de fusées et généralement passionnés par l’astronautique ou la perspective de la conquête spatiale. Des amateurs de l’espace donc, dans un sens sensiblement différent des amateurs des « sociétés astronautiques » qui s’étaient développées un peu partout en Europe et aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres et qui regroupaient principalement des ingénieurs et inventeurs . Des amateurs également intéressés par des activités pratiques et la réalisation de fusées (de taille réduite) pouvant être effectivement lancées : il ne s’agit dans ces cas ni de réunir de la documentation et de suivre les réalisations des professionnels , ni même de réaliser des maquettes de modèles existant que de mettre au point des fusées spécifiques avec du matériel accessible dans le commerce. Parmi les groupements qui se développent dans l’après-seconde guerre mondiale autour de la thématique du spatial, ces groupes forment donc un ensemble présentant une certaine cohérence et se distinguant d’autres types d’activités. Au début des années 1960, et surtout à partir de l’année 1963, ces groupes deviennent pour les autorités une solution pour répondre au « problème posé par la fabrication et le lancement par les jeunes de fusées expérimentales » : en 1963, un magazine comme Air & Cosmos se fera le relais pour inviter les jeunes « mordus » de la question (comme certains se présentent eux-mêmes) pour se regrouper, fonder un club et se mettre en contact avec le Centre national d’études spatiales [CNES] chargé depuis l’année précédente de « diriger les projets des jeunes, […] leur prodiguer toutes recommandations utiles et, le cas échéant, [les] aider la mise au point de leurs essais » . À partir de cette date, les activités des clubs sont orientées par le CNES vers la réalisation d’expériences scientifiques et la réalisation d’équipements (délaissant la mise au point des propulseurs que le CNES se charge de fournir aux associations qu’il sélectionne) et l’organisation de campagnes de lancement, point culminant de la vie des clubs et de leurs membres.
Dans le détail bien sûr, les différents groupes qui se constituent – d’abord du fait des initiatives de quelques jeunes gens, ensuite par l’effet de l’implication du CNES qui réserve la mise à disposition de ses propulseurs à des clubs dûment constitués et lui présentant un projet dont le sérieux est évalué – présentent des caractéristiques variées : âge des membres (certains groupes accueillent des enfants, d’autres s’adressent à des étudiants) ; lien entretenu avec des mouvements d’éducation populaire, des institutions scolaires ou universitaires (certains sont des sections affiliées à des MJC [Maisons des Jeunes et de la Culture], d’autres font partie de clubs du mouvement « Jeunes-Science », d’autres sont des associations de loi 1901 relativement autonomes) ; nature des activités et expériences préparées participent à l’identité des différents groupes. Ils diffèrent aussi par la réussite de leurs projets et les lancements effectivement réalisés. L’identification de ces différents groupes, l’analyse de leur organisation et de leurs activités, l’étude des trajectoires professionnelles et associatives de leurs membres forment une dimension importante de mon projet de recherche et ne manqueront pas de donner de la matière à quelques billets pour ce blog. Pour le moment toutefois, je consacrerai ce billet à une question préalable, qui est celle du développement important dans la France des années 1950 d’activités de fabrication de fusées par des enfants et jeunes adultes. Autrement dit, il s’agit de comprendre comment les jeunes gens s’enthousiasment pour l’espace et pourquoi cet enthousiasme prend la forme d’activités pratiques, s’apparentant à des bricolages plus ou moins élaborés.
Dans la communication mentionnée au début de ce billet, j’avais parlé, pour caractériser la décennie 1950, d’une « ambiance » spatiale – manière d’évoquer un phénomène culturel permettant de saisir pourquoi l’espace est constitué comme thème identifiable et centre d’intérêt pour la population. Dans une décennie où les réalisations scientifiques et techniques sont particulièrement mises à l’honneur dans les discours publics et les médias, l’espace en effet tient une place non négligeable – avant même le lancement du Spoutnik de 1957. Ce sont par exemple des films, tels le Destination… Lune ! produit par George Pal qui sort sur les écrans français en 1951 , des numéros consacrés à l’astronautique par la presse de vulgarisation scientifique , ou encore – surtout à la fin de la décennie – des émissions de radio qui alimentent la thématique spatiale. C’est aussi, bien sûr, la présentation dans les médias des recherches (américaines notamment) sur la haute atmosphère, ainsi que la publicisation du programme français Véronique. C’est encore bien sûr le développement de la littérature de science-fiction et des bandes dessinées aventurant leurs héros dans l’espace.
Comme le souligne Guillaume de Syon, la bande dessinée est un support particulièrement important pour l’étude de la culture « jeune » de cette période : accessibles et largement diffusées, les bandes dessinées ne font pas seulement référence à des albums, mais aussi à des magazines illustrés qui s’imposent alors comme un média privilégié pour les « jeunes ». Ainsi, au cours des années 1950, le Journal de Tintin (ou, pour reprendre le titre qui figure à cette période sur la couverture, Tintin. Le journal des jeunes de 7 à 77 ans) ne se contente pas de diffuser sous la forme de feuilleton les « aventures spatiales » de son héros favori ou celles du pilote Dan Cooper (toutes deux analysées, avec celles de Buck Danny par Guillaume de Syon). Il intègre également d’autres histoires donnant une place anecdotique ou, au contraire centrale, à des motifs ou objets relevant de l’astroculture (la bande « Les Martiens sont là ! » de Willy Vandersteen, quelques strips des aventures de « Son Altesse Riri » du même auteur, ou la série « Chlorophylle et les conspirateurs » qui s’achève sur l’envol du personnage principal attaché à un pétard/fusée). Il inclut aussi quelques publicités pour des modèles réduits de fusées (et plus largement d’engins à réaction) ou usant de l’imaginaire spatial pour vendre autre chose (du stylo bic à des gommes contre la toux en passant par des visites des aéroports de Paris). Enfin et surtout il répercute, par sa rubrique « Tintin Actualités », de nombreuses réalisations et projets incluant le développement de fusées.
Tout comme dans le cas de la presse de vulgarisation scientifique, mais cette fois via un canal s’adressant plus spécifiquement aux jeunes gens, le développement de fusées météorologiques, les vitesses que permet d’atteindre la propulsion à réaction, les records d’altitude du X-15 trouvent une tribune tout au long de la décennie 1950. À partir du n° 362 (29 septembre 1955), c’est aussi la préparation de l’année géophysique internationale et les réalisations que la rédaction juge les plus marquantes pour des lecteurs identifiés à des amateurs d’aventures et de records qui s’imposent dans les pages du journal. Dans ce cadre, la rédaction met en scène une compétition opposant les États-Unis et l’URSS concernant le lancement de satellites artificiels dès février 1956 et répercute les annonces officielles en la matière . De fait, lorsque le lancement du Spoutnik advient, il constitue certainement un événement (aussi bien historique que médiatique) – mais non une surprise.
En effet, le Spoutnik ouvre certes « l’ère interplanétaire » mais il s’inscrit dans l’Année géophysique internationale que les lecteurs de Tintin sont censés bien connaître puisque leur journal leur a « donné régulièrement toutes les informations nécessaires ». À l’occasion du lancement du Spoutnik, celui-ci annonce d’ailleurs une nouvelle série d’articles, permettant de récapituler les réalisations des savants engagés dans l’aventure et en profite pour faire le point sur les annonces en matière spatiale :
« * Les Russes auraient annoncé qu’ils lanceraient un deuxième « Spoutnik » le 7 novembre […] et 120 en tout pendant l’Année Géophysique. * Les Américains voudraient lancer leur premier satellite, pesant 3 kg, ce mois-ci, et un autre, muni d’instruments perfectionnés, au printemps prochain. * Les Russes prépareraient un satellite récupérable. * Russes et Américains ont annoncé qu’ils lanceraient un satellite habité – une « gare de l’espace » – avant cinq ans. * D’après tous les savants, le voyage dans la lune sera possible sans doute avant dix ans. »
Une grande partie de « ce qui est prévu » a beau être énoncé au conditionnel, il n’en demeure pas moins que le Journal de Tintin ne pouvait manquer de préparer ses lecteurs, dans la 2e moitié des années 1950, à vivre dans l’ère spatiale. De là à susciter l’enthousiasme pour ce secteur en émergence, il n’y avait qu’un pas – sans doute plus facilement franchi que le journal s’y employa activement, par exemple lorsqu’il encouragea ses lecteurs à se rendre à l’exposition « Terre et Cosmos » pour y admirer notamment les Spoutniks exposés à Paris pour l’occasion.
Entre éprouver de l’enthousiasme pour le spatial et s’employer à fabriquer des fusées le jeudi après-midi, il reste toutefois quelques étapes à couvrir. Le Journal de Tintin donne là encore des pistes pour saisir les amusements des jeunes gens de l’époque. S’il met relativement peu en scène les jeunes eux-mêmes dans des activités de fabrication de fusées dans les années 1956-1958 , il donne en revanche du bricolage l’image d’une activité particulièrement répandue : une rubrique récurrente lui est consacrée et les nombreuses publicités pour des maquettes, colles, et postes à galène le confirment. Ajoutons à cela les publicités pour les coffrets de chimistes amateurs qui émaillent également les pages de Tintin et l’on obtiendra l’image d’un lecteur, institué par le journal, préfigurant un autre héros de bande dessinée grand amateur de bricolages techno-scientifiques en tout genre et de fusées en particulier, Gaston (par Franquin).
Les fusées (ou leurs versions bricolées par des enfants et adolescents) avaient également pour elles d’autres attraits : bruyantes comme les pétards mais bien plus impressionnantes si elles décollaient, elles pouvaient de plus être fabriquées avec quelques éléments qui se trouvaient relativement facilement dans le commerce, le caractère « explosif » de la chose se révélant au moment du mélange. Le danger que représentait l’explosion constituait peut-être une partie de l’attrait pour certains artificiers amateurs. Ce fut, en tous les cas, le point qui émut l’opinion publique et contribua à faire des essais des jeunes un « problème » dont se saisirent les autorités : si la mise au point, par le ministère de l’intérieur, d’une réglementation visant à encadrer (et non à interdire totalement) les activités « jeunes fusées » ne répondait pas exclusivement à la problématique du danger, elle n’en était pas moins fortement marquée par elle. C’est ce sur quoi insistent particulièrement encore aujourd’hui les acteurs de l’encadrement de ces activités, que ce soit au sein du CNES ou des associations détenant un agrément pour accompagner les enfants et jeunes adolescents dans la conception, la fabrication et le lancement de fusées.
Catherine Radtka
1 Alexander C. Geppert, “European Astrofuturism, Cosmic Provincialism: Historicizing the Space Age” in ibid. (ed.), Imagining Outer Space. European Astroculture in the Twentieth Century, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2012, pp. 3-24. Voir aussi sur ce blog l’entretien dédié au programme de recherches conduit par A. Geppert.
2 Frank H. Winter, Prelude to the Space Age – The Rocket Societies: 1924-1940, Washington DC : National Air and Space Museum/Smithsonian Institution, 1983.
3 Des structures, regroupant également des jeunes gens, émergent en France dans l’après-seconde guerre mondiale à cet effet. Le groupe le plus connu est celui constitué autour d’Albert Ducrocq et nommé le Cosmos Club de France. Sur A. Ducrocq, voir infra n. 8.
4 Circulaire du 7 août 1962 n° 490 du ministère de l’intérieur.
5 Citation de la circulaire citée en n. 4. La revue Air et Cosmos est fondée en 1963. Dès le n° 2, le CNES diffuse via ce canal des « conseils et recommandations aux jeunes ». Dans les numéros suivants, on retrouve régulièrement une rubrique nommée « Jeunes fusées » qui donnent des informations et des contacts (notamment en identifiant un certain nombre de clubs existants) aux jeunes gens intéressés par la fabrication de fusées. Notons également ici que le CNES a été fondé en décembre 1961.
6 Sur ce film de type documentaire et le rôle de Robert Heinlein dans sa conception voir David Kirby, « Le futur au présent : les prototypes diégétiques et le rôle du cinéma dans le développement scientifique et technique », Poli – Politique de l’image, n° 8, 2014 (article initialement publié dans Social Studies of Science, vol. 40, n° 1, 2010, pp. 41-70).
7 Notamment L’Astronautique = Science et Vie, Hors-série n° 22, 1952 et Les Voyages interplanétaires… = Science et Vie, Hors-série n° 42, 1957.
8 Le présentateur le plus connu étant peut-être le scientifique-chroniqueur-écrivain Albert Ducrocq (1921-2001) qui sera dans les années 1960 le « chantre » de la conquête spatiale sur les ondes d’Europe 1.
9 Philippe Varnoteaux, L’aventure spatiale française. De 1945 à la naissance d’Ariane, nouveau monde éditions, 2015, p. 96.
10 Guillaume de Syon, « Balloons on the Moon: Visions of Space Travel in Francophone Comic Strips », in A. Geppert (ed.), Imagining Outer Space, op. cit., pp. 170-188.
11 Aux côtés de Tintin, figuraient dans ces années un certain nombre d’autres journaux dont la diffusion était également importante : Âmes vaillantes, Bayard, Mickey, Spirou, Vaillant, etc. Le dépouillement de Vaillant (précurseur de Pif Gadget à la ligne communiste) me permettra de compléter mon étude de la place du spatial (et des fusées en particulier) dans la culture populaire de l’époque en intégrant un paramètre politique.
12 Notamment Tintin, n° 405, 26 juillet 1956, pp. 10-11 où « Riri » assiste au tir d’une fusée expérimentale.
13 « USA – URSS : qui lancera le premier satellite artificiel ? », Tintin n° 383, 23 février 1956, p. 7.
14 « 6 satellites en 1956 », Tintin, n° 401, 28 juin 1956, p. 6 ou « Satellite artificiel : essais concluants », Tintin, n° 430, 17 janvier 1957, p. 10.
15 « Spoutnik : An 1 de l’ère interplanétaire », Tintin, n° 472, 7 novembre 1957, pp. 10-11.
16 On mentionnera ici le portrait de Pierre Poitrinal, vainqueur d’une émission de radio, dans lequel le jeune homme confesse « s’amuser à construire des fusées », Tintin, n° 490. 13 mars 1958, p. 3.