Hammaguir pour la jeunesse
[Cet article a été écrit dans le cadre du GRACE (Groupe de recherches artistiques et culturelles sur l’Espace), groupe de recherche pluridisciplinaire de l’Observatoire de l’Espace du CNES qui a abordé pendant un an les questions soulevées par la problématique « Infrastructures spatiales et territoires » en se concentrant sur les débuts de l’activité spatiale en France (1947-1967)]
Mots clés : base spatiale d’Hammaguir, magazines pour la jeunesse, science, vulgarisation scientifique
La publicisation des activités spatiales n’opère pas uniquement à destination du grand public adulte. Les différents lancements de fusées (d’abord en Union soviétique, puis aux Etats-Unis et enfin en France) ont fait l’objet d’une couverture médiatique intense ; tout le spectre du public a été balayé . Les publications pour la jeunesse ont donc fait part à leurs jeunes acheteurs et abonnés des pratiques spatiales françaises via la découverte de la base algérienne d’Hammaguir. C’est sur cette dernière que sont menées, de 1947 à 1967, des essais balistiques pour missiles, mais aussi des expériences scientifiques d’abord autour de la composition de l’atmosphère puis pour l’envoi de satellites. Hammaguir, territoire (post)colonial de pratiques savantes constitue un espace singulier : lieu désertique, encore colonisé même après l’indépendance de l’Algérie, dominé par la présence militaire, la base mobilise des imaginaires contrastés, du secret à l’exploration scientifique.
Nous nous fonderons ici sur trois surfaces éditoriales , Meccano Magazine, Tintin et J2. Meccano Magazine est une très vieille revue britannique (ses premiers numéros datent de 1913) ; c’est une publication de loisir destinée spécifiquement aux garçons. Si à l’origine la revue visait à informer les enfants des modes de constructions des jouets Meccano, elle a peu à peu élargi ces thématiques pour s’intéresser à la photographie, aux techniques aéronautique ainsi qu’au spatial. Tintin (ou Le Journal de Tintin) est un magazine installé dans le sillage des productions d’Hergé à partir de 1946. Outre des bandes dessinées par épisodes, la revue présente des reportages sur des faits plus en prise avec l’actualité. Si le genre n’est pas aussi marqué que pour Meccano Magazine, Tintin n’en reste pas moins centré sur un univers héroïque très masculin. (Dann Cooper, Chick Bill, Ric Hochet, Alix, Michel Vaillant…). Enfin, J2 a pris la suite, en 1963, de Cœurs vaillants, magazine catholique pour la jeunesse ; les premiers albums de Tintin y ont été publiés en épisodes des années 1930 aux années 1940.
- L’ordre mécanique d’Hammaguir
Ces trois magazines permettent d’analyser par quels thèmes les journalistes spécialisées dans le public jeune des années 1950 et 1960 envisagent de raconter ce qui se passe sur la base spatiale française d’Hammaguir. Le n° 36 de Meccano Magazine, daté de septembre 1956 titre sur « Les fusées de Colomb-Béchar ». Le dessin d’une fusée sur sa rampe de lancement ainsi que la phrase exclamative « Dans 30 secondes, coup au but sur le bombardier ! », ne laisse guère de doute sur l’option militaire choisie par les rédacteurs. Le dossier est présenté comme une « visite à Colomb-Béchar » et n’est pas signé. Le chapô de l’article vise à mettre le lecteur en situation : les annonces du haut parleur, le décompte, l’envol de la fusée, tout est fait pour donner un « effet de réel » au reportage. La suite du texte est beaucoup plus didactique. C’est d’abord l’histoire du Centre Interarmés d’Essais d’Engins Spatiaux qui est retracée (depuis l’ « arrêté interministériel en date du 24 avril 1947 » . La justification géologique (« les houillères de Kénadza » ) et géographique du site ne fait pas mention de l’action colonisatrice de la France. L’Algérie n’est pas mentionnée, seul le « Sahara » permet aux lecteurs de (vaguement) imaginer le lieu d’implantation de la base.
La description de « la composition du centre » ainsi que la liste des « principaux engins spéciaux » (sol-sol, sol-air, air-air) valident l’ancrage principalement (pour ne pas dire exclusivement) militaire des activités menées (« essais tactiques » ). Deux petits paragraphes mentionnent les « engins scientifiques, fruit d’une coopération permanente entre techniciens militaires et hommes de sciences » ; la « fusée-sonde » Véronique est évoquée par son record d’altitude . La dernière partie de l’article – en phase avec les problématiques ingénieures du journal Meccano – est consacrée aux « problèmes techniques » . Qu’il s’agisse de l’aérodynamique, de la propulsion ou de guidage, les rédacteurs privilégient une approche technique informée des concurrences géopolitiques (e.g. : à propos des propulseurs à pétrole « La France est ici particulièrement bien placée avec des petits réacteurs Turboméca : c’est ainsi que le réacteur Marboré II est utilisé par les U.S.A. » ). Les indications sur « l’avancement électronique » visent à sensibiliser le lectorat à l’incroyable complexité des calculs nécessaire au guidage.
Le site d’Hammaguir est, dans cet article de Meccano Magazine un lieu vide d’êtres humains. On n’y croise personne ; les machines, les missiles, les structures semblent se mouvoir seuls, sans qu’aucune intervention humaine ne les perturbe. En se fixant sur l’ordre technicien du site, les rédacteurs ont privilégiés une approche decontextualisée à l’extrême.
- Une base hors normes
Le Journal de Tintin rapporte les activités de la base d’Hammaguir dans deux articles de 1961 et 1966. Le ton y est très différent de Meccano Magazine. Le premier article, signé de Pierre Louis, est centré, lui aussi sur la dimension militaire : « En mission au pays des missiles » . C’est sur un mode très empathique que le journaliste narre son arrivée à « l’aérodrome installé aux portes du désert ». Il livre ses impressions (colonialistes) sur Colomb-Béchar, « petite bourgade indigène (…) devenue une grande et belle ville moderne (…) » . Il rencontre le général Chaboureau (qui dirige le Centre Interarmée) et son adjoint le colonel Duchesne. Pierre Louis assiste à « un essai d’engin air-air “Matra 511”, lancé à partir d’un chasseur “Vautour ” (…) » . Hammaguir est indiqué comme la base destinée aux « expériences d’engins à plus grandes performances (…) » . Les infrastructures sont décrites sobrement (centrale électrique, pavillon, ravitaillement par un B2 ou par la route). L’allusion aux activités spatiales est spéculatives : « c’est de là notamment que sont parties les fusées françaises “Véronique”, destinées à l’exploration de la haute atmosphère, et c’est de là aussi que sera sans doute lancé, un jour, le premier satellite français » . Le ton « boy-scout » de l’article est sensible, plus encore, dans sa conclusion qui vante la bonne entente entre les armées de Terre et de l’Air, ainsi que le « meilleur esprit d’équipe » . Les photographies qui accompagnent l’article montrent à la fois les aspects militaires et infrastructurelles (la piscine, les immeubles).
En 1966, Tintin consacre un nouvel article à Colomb-Béchar et Hammaguir. C’est à nouveau Pierre Louis qui a réalisé le reportage. Cette fois la dimension militaire est totalement évacuée au profit de la thématique spatiale. Les sites algériens sont présentés comme le « Premier cosmodrome français » . L’entrée est matière est assez semblable au précédent reportage : une mise à feu et un lancement décrit avec une nervosité du style qui cherche à rendre sensible l’évènement. Car c’est bien d’un événement dont il s’agit : « pour la première fois dans l’histoire de la conquête spatiale, une fusée française a placé sur orbite un satellite lui aussi français » . Ce que relate Pierre Louis c’est en fait le lancement du satellite A1 en novembre 1965. Le reportage s’organise selon un double dispositif de présentation des activités spatiales. D’une part, le journaliste retrace l’histoire des bases ; d’autre part, une infographie particulièrement chargée, accompagnée d’un long commentaire, vient présenter l’anatomie des zones de lancements. Concernant les origines de l’implantation, Pierre Louis rappelle la mission militaire première, les facteurs ayant joué dans le choix de Colomb-Béchar (principalement météorologique et logistique). La reconfiguration du lieu (suite notamment aux accords d’Evian imposant un périmètre limité du champ de tir) est certes articulée aux essais scientifiques, mais sans que le lien (ou l’absence de lien) avec le militaire ne soit clairement explicité. Le journaliste explique en conclusion (toujours sur un ton œcuménique) que les « civils » et les « militaires » coopèrent « harmonieusement au profit de la recherche spatiale et du prestige français » . Le glissement opéré du domaine purement militaire vers celui de la science reste inexpliqué. L’arrière-plan colonialiste n’est pas même abordé. Ce qui qui subsiste, c’est l’idée d’une « grandeur » française qui trouve dans les essais balistiques et satellitaires les moyens de s’affirmer. En somme, le récit épouse parfaitement les intentions politiques du général de Gaulle concernant l’activité spatiale française. La vaste infographie déployée sur trois pages (p. 25, puis 26 et 27) entend permettre aux enfants de visualiser les bases. Colomb-Béchar est présentée dans une vue aérienne avec les principaux bâtiments dédiés à la logistique (Dépôt de carburant, château d’eau, aire d’atterrissage pour les hélicoptères), les commodités (tennis, piscine)… Hammaguir (pp. 26-27) est exposée comme un écorché d’anatomie. Le plan schématique est rendu lisible par des traits ramenant chaque point désigné à une photographie couleur : base-vie, station AME, radar Aquitaine… La légende (très précise) permet de situer toutes les installations et de répertorier le matériel en usage.
C’est un double mouvement qu’opère l’article. D’une part, il tend à aligner la présentation du site faite aux enfants sur celle des adultes – et qui correspond grosso modo aux vues politique du pouvoir en place. D’autre part, il fait d’Hammaguir et de Colomb-Béchar une sorte de « miniature » que l’on peut virtuellement parcourir. La pédagogie par l’explication plane vise moins à faire saisir les actions des uns et des autres qu’à construire une vision « architecturale » du spatial. L’idée centrale est bien que les activités spatiales se sont d’abord des espaces, des constructions et des dispositifs bien singuliers – d’autant plus qu’ils se situent dans le désert.
- L’adieu à Hammaguir
Le dernier article que je propose d’examiner est celui de J. Debaussart dans J2 ; il a été publié en juillet 1967 et est titré « Hammaguir, c’est fini ». L’article reprend rapidement l’historique des sites algériens et insiste assez longuement sur les conditions matérielles et logistiques assez difficiles d’Hammaguir (« immense plateau de sable et de cailloux » ; « Rien n’existait, rien n’y poussait », « points d’eau », « central électrique » ). La « géographie du champ de tir » est l’occasion de rappeler la séparation entre la base-vie et les bases de lancement, l’importance de la « station de télé-mesure », des « séries de ciné-théodolites », ainsi que de la « Base Aviation » par laquelle transite les hommes, les matériels et « l’approvisionnement » . J. Debaussart rappelle la double mission d’Hammaguir : permettre « aux autorités militaires d’essayer des engins qui équipent maintenant toute Armée moderne » et donner la possibilité aux « constructeurs civils » de « procéder à leurs propres expériences ». Le journaliste rappelle qu’en mars 1967 des lecteurs de J2 (certains sont visible sur les photographies illustrant le reportage), ont gagné un concours pour visiter la base. Ils ont alors pu voir « comment se déroule une opération de lancement » . Le compte à rebours (p. 7) sert (à nouveau) d’artifice rhétorique pour densifier l’imaginaire militaro-technique auquel les enfants (sur les photographies uniquement des garçons) sont censés être sensibles. Le journaliste conclut sur le futur des lancements français (les landes, la Guyanne) et signale « que la France n’entend pas rester à la traîne des recherches dans le domaine spatial » ).
- Conclusion : l’inertie des représentations
Les articles publiés à destination de la jeunesse (dont nous n’avons ici probablement qu’un petit échantillon) pour leur faire découvrir les bases de lancement algériennes semblent combiner quelques topoï bien marqués. D’abord la « grandeur » de la France, ce discours politique performatif, est un incontournable de la presse enfantine comme de la presse pour adulte. On mesure d’ailleurs précisément le poids politique mis en jeu par l’exécutif à la récurrence de cette idéale nationaliste. En contrepoint, la présence coloniale de la France (quand bien même pour deux des articles au moins, l’Algérie est indépendante) n’est pas même évoquée (sauf en termes de couple d’opposition dépréciatif indigène/civilisation). Ensuite, un artifice d’écriture journalistique est systématiquement convoqué : le compte à rebours du lancement. Cette scène – qui tend à symboliser complètement l’activité spatiale dans la production pour la jeunesse, que l’on songe ici aux lancements dans Objectif Lune et On a marché sur la lune d’Hergé – cristallise les imaginaires destinés à la jeunesse. La tension dramatique instituée par l’égrainage des minutes sert à faire comprendre aux jeunes lecteurs la difficulté et le risque des opérations spatiales. Enfin, la dimension technique est fortement valorisée ; une évolution cependant se fait jour puisqu’on passe d’une explication purement discursive à une iconographie riche et détaillée.
Les représentations des bases spatiales françaises en Algérie, pour la jeunesse, ont ceci de remarquable qu’elles témoignent d’une forme d’inertie des schèmes principalement mobilisés. Très tôt dans l’histoire des écritures médiatiques, les grandes lignes d’un script narratif s’impose (la technique, la grandeur de la France, le risque). Elle constitue une grammaire peu sensible aux changements (même le numéro de J2 qui correspond à la fin d’Hammaguir rejoue la phase du lancement). Quelque chose s’est cristallisé très tôt dans la façon de parler du spatial – et l’univers de la jeunesse n’y fait pas exception.
Jérôme Lamy
1 Sur la culture de l’espace en Union Soviétique, voir : James T. Andrews, Asif A. Siddiqi (eds.), Into the Cosmos. Space Exploration and Soviet Culture, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2011. Sur la place du spatial dans la presse : James Lee Kauffman, Selling Outer Space. Kennedy, the Media, and Funding for Project Apollo, 1961-1963, Tuscaloosa, The University of Alabama Press, 2009, Jérôme Lamy, « L’Express et l’espace, de Spoutnik à Apollo 11 », L’information géographique, vol. 74, n° 2, 2010, pp. 36-44, Jérôme Lamy, « L’Express et l’espace (1969-2009) : la dramaturgie du récit journalistique à l’épreuve du spatial après Apollo 11 », French Politics. Culture and Society, vol. 30, n° 1, 2012, printemps, pp. 68-87.
2 Je remercie Philippe Varnoteaux, qui, dans le cadre du projet GRACE de l’Observatoire de l’Espace, nous a transmis ces magazines pour la jeunesse.
3 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 11.
4 – 6 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 10.
7 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 12.
8 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 11.
9 – 10 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 13.
11 « Visite à Colomb-Béchar. Aux frontières du Sahara la France met au point les armes de demain », Meccano Magazine, n° 36, septembre 1956, p. 46.
12 – 17 Pierre Louis, « En mission au pays des missiles », Tintin, n° 637, 5 janvier 1961, pp. 20-21.
18 Pierre Louis, « Hammaguir, Colomb-Béchar. Premier cosmodrome français », Tintin, n° 917, 17 mai 1966, p. 29.
19 Pierre Louis, « Hammaguir, Colomb-Béchar. Premier cosmodrome français », Tintin, n° 917, 17 mai 1966, p. 25.
20 Pierre Louis, « Hammaguir, Colomb-Béchar. Premier cosmodrome français », Tintin, n° 917, 17 mai 1966, p. 29.
21 – 22 J. Debaussart, « une base nommée : Hammaguir », J2, 6 juillet 1967, p. 5.
23 J. Debaussart, « une base nommée : Hammaguir », J2, 6 juillet 1967, p. 6.
24 J. Debaussart, « une base nommée : Hammaguir », J2, 6 juillet 1967, p. 8.