Le ciel de l’Antiquité à nos jours
Le ciel de l’Antiquité à nos jours. À propos de Jean-Philippe Uzan (dir.), Variations sur un même ciel (Paris : La Ville brûle, 2012)
Mots-clés : littérature ; science ; vulgarisation ; histoire
À bien des égards, l’ouvrage Variations sur un même ciel, paru en 2012 aux éditions La Ville brûle et dirigé par Jean-Philippe Uzan, est un ovni dans la production littéraire et scientifique. Il s’agit d’un ensemble à mi-chemin de l’anthologie et du recueil d’articles, l’unique ligne directrice étant le thème, aussi large que vague : le ciel. Les auteurs ayant participé au volume sont des « physiciens, cosmologues, historiens et philosophes » d’envergure, qu’il s’agisse d’Aurélien Barrau, Roland Lehoucq, Jean-Pierre Luminet, ou encore Hubert Reeves, éminent préfacier de l’ouvrage. Chacun choisit un texte qui aurait inspiré sa pratique, et explique dans un commentaire plus ou moins développé quel est son intérêt, pourquoi ce dernier importe dans l’histoire des représentations du ciel.
D’une certaine manière, il s’agit pour les auteurs de mettre en scène un texte représentatif, sinon fondateur de leur démarche de recherche, dans tout ce qu’elle peut avoir de plus personnel . Aurélien Barrau, philosophe autant que cosmologue, choisit un extrait de la Théogonie d’Hésiode . Jean-Pierre Luminet, poète et astrophysicien, développe un passage de la Petite cosmogonie portative de Queneau . Sans surprise pour les lecteurs familiers de Roland Lehoucq, ce dernier choisit de faire connaître la bande-dessinée scientifique de Francis Masse, ce qui nous permet de découvrir des planches inédites intitulées La Cosmogonie de Masse, spécialement écrites pour la publication des Variations.
La démarche qui guide cette collection d’extraits et de commentaires se caractérise précisément par le choix de la liberté, et c’est à juste titre que Jean-Philippe Uzan emploie le terme de Variations pour désigner le recueil. Comme dans les variations musicales, en effet, les articles se présentent les uns après les autres sans lien revendiqué ; et pourtant, on pressent une trame, une organisation sous-jacente au milieu d’un entremêlement de voix, de tons et de discours. Le recueil est organisé en chapitres, dont les titres à consonances poétiques n’ont aucune ambition explicative. On passe des « Variations mythologiques » avec Hésiode, La Bible et Liu An, aux « Variations fondatrices » avec les philosophes de l’Antiquité (Platon et Aristote) comme du XVIIIe siècle (Kant et Buffon). Puis les « Variations modernes », dans lesquelles on lit quelques passages d’Albert Einstein ou de Georges Lemaître, cèdent la place aux ultimes « Variations libres » dans lesquelles se trouvent, principalement, des textes littéraires : Cyrano de Bergerac, Edgar Allan Poe, Raymond Queneau, Philip José Farmer, etc.
Chaque extrait, plus ou moins long, est remis dans son contexte, analysé en détail, comparé à d’autres. Certains s’accompagnent d’illustrations spectaculaires, telles que la très belle copie d’une page du Codex de Dresde, le remarquable atlas céleste de Dunhuang représentant la « carte complète du ciel chinois » (p. 25), ou encore la célèbre représentation de Dieu créateur des galaxies dans l’Histoire naturelle de Buffon (Fig. 2). Les illustrations, d’ailleurs, sont parfois représentatives du fonctionnement de l’ouvrage, comme la reproduction d’une page entière d’équations décrivant « toutes les particules connues et les quatre interactions de la nature (gravitationnelle, électromagnétique, nucléaire faible et nucléaire forte) ». Cet ensemble, absolument inaccessible à tout non spécialiste, joue un rôle non plus démonstratif mais illustratif, et se présente au lecteur naïf comme un reflet du mystère des lois qui régissent le cosmos (Fig. 3). Le commentaire de Jean-Philippe Uzan, auteur de la légende, vient à l’appui de cette impression : « Notre modèle, écrit-il, n’explique pas l’origine de ces structures et la valeur des constantes. » (p. 148) Au fond, ces équations qui sont à l’image de la cosmologie moderne présentent le même caractère d’étrangeté que les symboles chinois de la carte de Dunhuang, ou la fresque Maya dans laquelle la structure du monde apparaît sous les traits d’un animal fabuleux (p. 56).
Un des grands mérites de ce livre est aussi de nous faire connaître des textes dont l’originalité justifie plus que jamais leur lecture, tels que l’Opéra cosmique de Gamow (p. 193 et suivantes) , exemple d’un dialogue particulièrement réussi entre la littérature, les arts et la science. Il permet de réhabiliter de vieux ouvrages qu’on ne lit plus, comme ceux de Buffon dont la théorie catastrophiste nous semble aujourd’hui complètement dépassée. Relisant l’œuvre du savant naturaliste à la lumière de l’histoire des sciences, Pierre Thomas rappelle l’importance de son hypothèse cosmogonique et conclut : « Il est l’un des premiers à avoir introduit les sciences expérimentales et quantitatives dans l’étude de la nature. Ne l’oublions pas. » (p. 139) Enfin, l’objectif des Variations est aussi pédagogique, et les sources livresques font généralement l’objet d’un commentaire scientifique étayé.
En somme, tout fait entrer les Variations dans la catégorie des « beaux livres » : le choix d’un grand format, l’usage de la couleur, le jeu de polices, les illustrations, etc. Les chercheurs qui se sont prêtés au jeu du commentaire réfléchissent sur leur propre pratique, voire pour certains sur leur amour pour l’étude scientifique du ciel. L’exercice est périlleux, car ceux-ci sont confrontés à la fois aux origines d’une vocation et aux frontières de leur domaine, puisqu’il s’agit bien d’en sortir en convoquant les chefs-d’œuvre de la littérature, antique ou moderne, occidentale ou exotique.
S’il est de bon ton, dans un compte-rendu d’ouvrage, d’en montrer les limites, il est ici particulièrement difficile de le faire pour une raison évidente : à l’aune de quoi formuler une telle critique ? Il ne s’agit ni de recherche, ni de vulgarisation, ni de littérature, ni de philosophie à proprement parler, mais un peu de tout cela à la fois. Même la nature des analyses varie d’un auteur à l’autre, et certains choisissent la réflexion philosophique, d’autres l’exposition de l’histoire du livre dans la pensée scientifique, d’autres encore l’impression littéraire. Le commentaire n’a donc jamais la même fonction, et chaque section semble être un défi à relever, un essai dans les deux sens du terme, sinon un récitatif dans la grande partition des variations astronomiques.
Il est sans doute plus juste de nous en tenir aux impressions de lecture : l’ouvrage atteint un juste milieu très satisfaisant entre le livre divertissant et le livre de savoir. Mais si l’intention peut sembler vulgarisatrice, le public visé n’en est pas moins un lectorat d’élite, relativement averti. Aurélien Barrau, dans le texte liminaire du recueil, nous invite par exemple à une « lecture naïve » de la Théogonie d’Hésiode, soit à lire « avec l’appétence enthousiaste et impétueuse de celui qui s’intéresse davantage aux consonances et dissonances d’une réception contemporaine qu’aux modes et schèmes d’élaboration ». Il ajoute en effet : « naïveté ou ingénuité ne signifie pas nécessairement ignorance ». Tout en citant la Bible, l’Iliade ou le Timée, il n’hésite pas à commenter l’hexamètre de la Théogonie d’Hésiode, « cordon ombilical qui l’irrigue d’inspiration dactylique ». On comprend donc bien vite que l’ouvrage ne s’adresse pas à tous les lecteurs.
Nous pourrions regretter que les voix littéraires soient restées du côté des textes plutôt que des analyses ; mais c’était aussi l’ambition des Variations, de proposer un point de vue différent sur certains ouvrages qui, tels que les romans de Cyrano, pouvaient apparaître comme la chasse gardée des littéraires. Il aurait fallu un second volume, dans lequel les chercheurs en littérature commenteraient des textes d’astronomie ou de cosmologie, afin de poursuivre l’ambition du recueil de Jean-Philippe Uzan : présenter une autre vision du ciel, vivante, changeante et ouverte.
Elsa Courant
1 Bien que la pratique de la citation sans précisions soit commune dans les ouvrages grand public, nous pouvons regretter que l’anthologie coordonnée par J.-P. Uzan ne donne pas les références exactes (éditeur, date, traducteur) des textes choisis. Nous donnons en note quelques informations éditoriales permettant de situer les textes mentionnés.
2 Hésiode, La Théogonie. Le chant du cosmos, trad. Aude Wacziarg Engel, Paris : Fayard, 2014.
3 R. Queneau, Petite cosmogonie portative : poème, Paris : Gallimard, 1950.
4 George Gamow est un physicien d’origine russe ayant publié de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique. Il est notamment le créateur de M. Tompkins dont les aventures ont été, pour certaines, actualisées par Russell Stannard. Parues en français sous le titre Nouveau monde de M. Tompkins, Paris : Le Pommier, 2002, elles incluent la version actualisée de « L’Opéra cosmique ».
5 Le commentaire de Buffon par Pierre Thomas est également accessible en ligne.