Performance artistique en apesanteur
Performance artistique en apesanteur : Télescope intérieur de Eduardo Kac
Mots-clés : art ; vol habité ; relations humains-non-humains ; XXIe siècle
L’œuvre Télescope intérieur s’inscrit dans la longue histoire des interactions entre l’art et la science. Si tout acte de création artistique s’appuie nécessairement sur l’intégration d’un héritage esthétique et symbolique, dans ce cas l’enjeu est néanmoins bien davantage de faire surgir ce qu’esquisse le futur. L’art, en ce sens, sert de révélateur de schémas perceptifs et cognitifs en voie de structuration. À ce titre, il contribue à construire le sens de son époque et donne en retour le moyen de le questionner. C’est ce talent que l’on peut reconnaître à Eduardo Kac qui, tout au long de son parcours, à la fois singulier et cohérent, s’est efforcé d’échanger un « art de la représentation » au bénéfice d’un « art dialogique » privilégiant la communication entre humains et machines, voire entre espèces vivantes différentes. L’objectif est moins de figurer que d’expérimenter une nouvelle position du sujet.
Il serait illusoire de n’envisager Télescope intérieur que comme une métaphore poétique et élégante de l’envol humain au-delà de l’atmosphère terrestre. Ce poème-objet, composé de deux feuilles de papier que le spationaute Thomas Pesquet a découpées et assemblées le 18 février 2017 à bord de la Station Spatiale Internationale pour construire le mot Moi, évoque certes tout aussi bien un télescope qu’un objet volant non identifié.
Le cylindre qui transperce le M majuscule, pour former à la fois le cercle de la lettre O et le bâton de la lettre I, peut susciter, comme le suggère Eduardo Kac, l’image d’un cordon ombilical coupé, dont chacune des extrémités, dans un double mouvement extrospectif et introspectif, relierait symboliquement la matrice – la Terre – et la psyché – ce Moi collectif – en quête de sa destinée. Si la dimension symbolique est indéniable, la métaphore en deçà ou au-delà de sa polysémie, recouvre un enjeu phénoménologique et ontologique beaucoup plus concret.
Lorsqu’en 1997, Eduardo Kac crée A-Positive, une performance présentée à Chicago, pour établir une relation entre le corps humain et une nouvelle espèce de machines hybrides incorporant des éléments biologiques, il ne s’agissait pas non plus d’une seule métaphore, même si la dimension symbolique de l’œuvre était forte. Être humain et robot entretenaient un contact physique par perfusion intraveineuse. L’artiste alimentait le robot de son propre sang permettant, grâce à l’oxygène qu’il contenait, d’entretenir dans l’artefact une petite flamme, symbole de vie.
De même, lorsqu’en 1999, le public pénètre dans l’exposition Genesis que présente Eduardo Kac à Valence (Espagne), il peut se croire projeté dans un univers planétaire – un cercle peuplé de galaxies et de millions d’étoiles – telle l’image que pourrait fixer un télescope. Celui-ci, en fait, est une micro-caméra et les galaxies sont des bactéries dans une boîte de Petri . L’artiste a en effet conçu un nouveau gène synthétique – un verset de la Genèse qu’il a traduit en une séquence de nucléotides d’ADN insérée dans un organisme vivant, une bactérie E. Coli. Les codes, les images, et encore moins la boîte de Coli ne sont de pures métaphores quand bien même l’artiste crée une « allégorie des Origines de la Nature, et de leur rapport à l’homme » , une nature qui ici entretient le trouble entre l’infiniment petit et l’immensité planétaire. Les exemples pourraient être nombreux tant Eduardo Kac a multiplié les expériences de communication « dialogique » entre le vivant et son milieu techno-scientifique. Télescope intérieur ne fait appel ni à la téléprésence, ni à la biotélématique, ou encore à l’art transgénique, techniques dans l’usage desquelles l’artiste s’est auparavant particulièrement illustré. À l’instar de ses œuvres antérieures, ce poème composé de trois lettres, n’en est pas pour autant une simple métaphore.
Dès l’année 1983, Eduardo Kac crée un grand nombre de poèmes holographiques numériques. L’artiste voit dans ce potentiel technologique une échappée hors de la matière, détachée des effets de la gravité, dans la mesure où ces poèmes sont composés de lumière, sans aucun poids et ainsi non conditionnés par la gravité. Parallèlement à son travail d’écriture de biopoésie, l’artiste s’exerce à une poésie spatiale, « conçue, faite et vécue dans un contexte de microgravité ou de gravité nulle. En d’autres termes, la poésie spatiale est celle qui exige et explore l’apesanteur comme medium d’écriture » . Son vœu est de libérer l’écrit des contraintes de la pesanteur : en la soustrayant au poids et à la rigidité du plomb de la typographie, il la dématérialise pour lui permettre de « flotter ». Space Poem, un projet qu’il crée en 2011 est l’une de ses tentatives d’antigravitropisme : il s’agit de la création d’un lexique de vingt mots constituant un univers sémantique « sans forme finale ». Chacun des mots est composé de lettres ayant une face blanche et une face noire. Ceux qui tournent sur leur face blanche disparaissent sur le fond blanc et, selon leur orientation, la vitesse de leur trajectoire ou leur éventuelle collision, le poème épouse un nouveau sens. Il crée des conditions de réception particulières, sollicitant non seulement la vue mais le sens du mouvement, ce « sixième sens » qui selon le neurophysiologiste Alain Berthoz, fait coopérer entre eux les autres sens .
Télescope intérieur n’a rien d’un hologramme – il se restreint à deux feuilles de papier entrelacées – mais il brave tout autant la gravité puisqu’il satisfait aux contraintes rigoureuses d’une vie en dehors de l’atmosphère terrestre. Il flotte en suspension dans l’espace, alors même que « sur Terre, cet objet tridimensionnel fragile serait bien vite déformé » . À l’instar des astronautes qui l’accompagnent, il défie les lois de la gravité et initie une phénoménologie cosmique. L’œuvre artistique intègre à son tour une nouvelle dimension spatio-temporelle et transgresse les références perceptives normatives (le haut, le bas, la verticale). Elle rompt définitivement avec l’art perspectif. En s’exerçant à la création d’une poésie en apesanteur au delà des frontières terrestres, Eduardo Kac n’a pas seulement mis à l’épreuve une « expérience de pensée », il invite, selon la formule de Jean-Marc Lévy-Leblond, à une « véritable épistémologie concrète ». L’espace qui est un incontournable depuis Kant, l’espace qui est une aperception fondamentale, est renouvelé au croisement de la science et de l’art.
En considérant que la gravité est un paramètre tout à la fois physique, phénoménologique et symbolique à dépasser, Eduardo Kac s’inscrit dans la filiation des auteurs évolutionnistes, tel l’anthropologue et paléontologue André Leroi-Gourhan. Celui-ci est en effet convaincu de l’irréversibilité de l’impact de la technologie sur l’évolution de l’homme quant à l’extension de ses compétences. C’est par exemple la libération de la main par l’outil et aujourd’hui l’extériorisation de l’homme par le numérique et la robotique. Dire, comme le propose Leroi-Gourhan, qu’il n’y a pas d’humain sans technique, revient ainsi à considérer l’outil comme constitutif de la morphogénèse humaine sans que celle-ci ne soit pour autant régie par une loi qui lui serait propre. À l’encontre d’une vision « naturaliste » de l’évolution, c’est bien davantage vers l’idée d’une co-construction de l’humain et de l’artifice que nous achemine l’œuvre d’Eduardo Kac. « L’homme a besoin du monde de l’artifice pour manifester son humanité. » Le sens peut du reste s’inverser. Comme le note Eduardo Kac, tantôt c’est le mécanique qui migre vers le vivant, tantôt c’est le vivant qui migre vers le mécanique.
S’il fallait recourir à des outils du passé, il n’y aurait plus d’art, disait Pierre Francastel, tant la création artistique ne peut avoir d’autre objectif que de créer des systèmes de relation adaptés aux nouvelles capacités de l’action et d’en imposer la forme à l’époque qu’elle traverse et, souvent, devance. En définissant Télescope intérieur comme le « premier poème écrit pour l’apesanteur et réalisé en apesanteur » – « Performance pour 1 spationaute, 1 paire de ciseaux et 2 feuilles de papier », en croisant les outils les plus modestes et les contextes technoscientifiques parmi les plus sophistiqués, et en les faisant cohabiter, Eduardo Kac ne comble-t-il pas au mieux le vœu de l’historien de l’art ? Un art dialogique.
Anne Sauvageot
1 Eduardo Kac, est un artiste contemporain américano-brésilien, né en 1962 à Rio de Janeiro. Ses travaux sont présentés sur son site.
2 Voir Steve Tomasula, « Gene)sis », in Eduardo Kac, Histoire naturelle de l’énigme et autres travaux, Limoges : Al Dante, 2009. [/tippy].
3 Ibid.
4 Eduardo Kac, Hodibis Potax, Œuvres poétiques, Ivry sur Seine : Action Poétique et Maribor : Association for Culture and Education Kibla, 2007.
5 Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Paris : Odile Jacob, 2013 [1re ed. 1997].
6 D’après la présentation donnée sur le site de l’artiste [http://www.ekac.org/telescope_interieur_francais.html ].
7 Xavier Guchet, « Évolution technique et objectivité technique chez Leroi-Gourhan et Simondon », Appareil, n° 2, 2008.