Plongeon dans les cultures professionnelles soviétiques
Plongeon dans les cultures professionnelles soviétiques. A propos du livre de Slava Gerovitch, Voices of the Soviet Space Program. Cosmonauts, Soldiers, and Engineers Who Took the USSR into Space (New York : Palgrave Macmillan, 2014)
Mots-clés : histoire orale – astronautique – URSS – XXe siècle
Avec Voices of the Soviet Space Program, Slava Gerovitch offre un outil indispensable à tout chercheur intéressé par l’histoire des sciences et de la technologie spatiales soviétiques de la seconde moitié du XXe siècle. L’ouvrage se compose d’une dizaine d’entretiens inédits , accompagnés d’une introduction générale et d’un important appareil critique (notes, données biographiques, bibliographie sélective, index) et précédés, pour chacun d’entre eux, d’une présentation de l’interviewé et d’un résumé de l’entretien. D’un officier intégré après-guerre dans la brigade chargée de récupérer la technologie allemande des missiles V2 à un astrophysicien membre de la première équipe de cosmonautes scientifiques dissoute en 1968, en passant par le fils même de Khrouchtchev, ingénieur spatial, c’est un large éventail d’acteurs qui sont ici présentés.
Le retour historiographique que propose, en introduction, Slava Gerovitch permet de mesurer l’originalité d’une telle démarche. Dans un domaine de recherche où nombre d’archives restent aujourd’hui classifiées, les entretiens et témoignages constituent encore la principale source historique. De ce fait, les mémoires volumineuses de Boris Chertok , qui fut un acteur-clé de l’industrie spatiale soviétique, sont très vite devenues une référence incontournable, sur laquelle s’appuyaient les historiens de façon presque exclusive. C’est donc à démultiplier les points de vue que s’emploie l’auteur, en proposant dans ce livre une sélection de ses matériaux d’enquête sur le spatial soviétique. C’est en effet à ce secteur techno-scientifique que, ces dernières années, Slava Gerovitch a consacré ses recherches d’histoire sociale des sciences , après s’être intéressé à la cybernétique en Union soviétique . À rebours donc d’une histoire-mémoire, les documents qu’il présente dans cet ouvrage relèvent de l’histoire orale, dont l’ambition est d’accéder aux représentations de soi et du monde, et à la subjectivité des acteurs.
Ce recueil participe ainsi des renouvellements actuels de l’histoire du spatial soviétique qui, en rupture avec le récit purement technique de son développement et l’analyse géopolitique de « la course à l’espace », place désormais au centre des questionnements les connexions entre l’exploration spatiale, la culture soviétique et les identités individuelles et collectives Abordant cette question de recherche au prisme des professions, l’ouvrage est divisé en trois parties : « The Soldiers » (la première partie comprenant deux entretiens avec des officiers), « The Engineers » (la deuxième partie étant composée de six entretiens avec des ingénieurs de bureaux d’étude rivaux de l’industrie spatiale) et « The Cosmonauts » (la dernière partie incluant une série de cinq entretiens avec des cosmonautes ayant des expériences professionnelles variées – un pilote de l’Armée de l’air devenu instructeur à la Cité des étoiles, un ingénieur militaire, un scientifique et une femme ingénieur de l’aviation, ainsi qu’une psychiatre associée comme consultante au programme spatial). Pour chacun de ces groupes, l’ouvrage propose donc une série d’entretiens, de longueur variable, mais offrant tous une entrée sur les différentes cultures professionnelles du spatial soviétique, les dispositifs de formation qui les sous-tendent, les formes d’hybridation qu’elles connaissent et surtout les tensions qui les opposent.
Concurrences entre bureaux d’étude en raison d’oppositions de personnes mais aussi en raison de cultures techniques et de stratégie de management différentes ; rivalités entre les ingénieurs et les cosmonautes, eux-mêmes divisés entre civils et militaires et en concurrence pour l’accès à l’espace ; conflits d’autorité entre les cosmonautes et leur hiérarchie militaire, notamment Nikolay P. Kamanin (le commandant du corps des cosmonautes), etc. : ces tensions sont évoquées à maintes reprises au fil des entretiens, qui offrent ainsi un rare témoignage sur la dimension agonistique du monde spatial soviétique, saisie à l’échelle des acteurs, à partir de leurs parcours et activités professionnels. Le cosmonaute Vladimir Shatalov, par exemple, fut nommé, en 1971, auprès de Nikolay P. Kamanin, responsable de la sélection et de l’entraînement à la Cité des étoiles. Dès son entrée en fonction, il fut frappé par le degré d’incompréhension et de méfiance entre les ingénieurs et les cosmonautes ; les oppositions entre l’industrie spatiale, l’Armée de l’air et le Ministère de la Défense se révèleront aussi permanentes, prenant même lors de missions spatiales délicates une dimension souvent dramatique : « I had to look for compromises all the time » (p. 161), résume-t-il.
L’ampleur de ces conflits était d’ailleurs telle qu’ils pouvaient conduire à des contestations politiques globales. Ainsi, l’officier militaire Sergey Safro relate les conditions difficiles de vie et de travail que lui et ses collègues connurent lors de la construction du cosmodrome de Tyuratam (Baïkonour) puis de la base de lancement de la région de Krasnoyarsk, ainsi que l’isolement dont ils souffraient (par rapport à leur famille notamment) en raison d’un régime très strict de secret : ce quotidien déplorable l’amena, au moment du Dégel khrouchtchévien, à questionner les principes du système et contribua à faire progressivement de lui un « dissident ».
De telles désillusions étaient aussi, semble-t-il, fréquentes parmi les cosmonautes, dont l’identité professionnelle apparaît ici hautement problématique : si d’un côté, ils faisaient l’objet d’une intense valorisation politique, le pouvoir soviétique les présentant comme des symboles de la réussite du communisme, dans les faits, leur autorité politique était presque nulle et, en outre, dans leurs pratiques professionnelles, ils étaient souvent réduits à une simple fonction d’opérateur, sans réelles capacités d’initiative. Le débat qui les opposa aux ingénieurs sur le rôle du cosmonaute à bord et la division du travail entre l’homme et la machine dans le contrôle de la mission est à cet égard symptomatique : les cosmonautes s’opposent vivement sur cette question à la conception étroite des ingénieurs, qui concevaient l’ordinateur comme instance de décision autonome, et contestent encore aujourd’hui le manque de confiance accordée à l’homme dans l’espace. Cette prise de position témoigne ainsi des efforts que les cosmonautes déployèrent pour revaloriser leurs compétences professionnelles et développer leurs marges d’autonomie, par rapport aux ingénieurs, par rapport aussi au pouvoir politique et idéologique. La dépendance de leur profession aux visées politiques du régime, en premier lieu à ses objectifs de propagande, était de fait très forte.
Valentina Ponomareva le rappelle : elle fut dans les années 1960 une des doublures de Valentina Tereshkova, la première femme envoyée dans l’espace en 1963, mais ne put quant à elle jamais voler :
I am talking about myself and about Tereshkova’s first backup, Irina Solovyeva. [After Tereshkova’s flight], we had mixed feelings: on the one hand, there was hope, on the other, skepticism. It was clear that women’s role in cosmonautics had no prospects for the future. There were no specific tasks for women. The main task – establishing the Soviet priority – was fulfilled, and the men would handle the rest. Many male cosmonauts queued up for flights (p. 228).
Loin d’épuiser la richesse des entretiens réunis ici, ces quelques remarques visent donc avant tout à souligner le grand intérêt de cette initiative scientifique, qu’il faut saluer, au-delà de ses apports factuels, pour les fenêtres qu’elle ouvre sur la subjectivité des acteurs du spatial, pris eux aussi dans des rapports contradictoires au régime soviétique, mêlant doutes et critiques à des formes d’adhésion aux idéaux socialistes.
Isabelle Gouarné
1 Réalisés entre 2002 et 2010, en Russie et aux États-Unis, les entretiens étaient conduits en russe par Slava Gerovitch (avec Asif Siddiqi pour l’entretien avec Vladimir Shatalov).
2 Boris Chertok, Rockets and People, Washington, NASA, 4 vol., 2005-2011.
3 Ces recherches ont récemment abouti à la publication de Soviet Space Mythologies: Public Images, Private Memories, and the Making of a Cultural Identity, University of Pittsburgh Press, 2015.
4 Slava Gerovitch, From Newspeak to Cyberspeak: A History of Soviet Cybernetics, Cambridge, Mass./Londres, MIT Press, 2002.
5 Outre les recherches de Slava Gerovitch, voir notamment les travaux de James T. Andrews et Asif A. Siddiqi. Pour une vue d’ensemble, voir James T. Andrews et Asif A. Siddiqi (dir.), Into the Cosmos. Space exploration and Soviet Culture, Pittsburgh, University of Pittsburgh, 2011 ; Eva Maurer, Julia Richers, Monica Rüthers et Carmen Scheide (dir.), Soviet Space Culture. Cosmic Enthousiasm in Socialist Societies, New York, Palgrave MacMillan, 2011.