Voir le cosmos avec Hubble
Voir le cosmos avec Hubble. À propos du livre d’Elizabeth Kessler, Picturing the Cosmos. Hubble Space Telescope Images and the Astronomical Sublime (Minneapolis, Londres: University of Minnesota Press, 2012)
Mots-clés : études visuelles – astronomie – XXe siècle – histoire de l’art
Nous vivons dans un monde paradoxal, où de moins en moins d’astronomes savent lire les cieux et où de plus en plus d’amateurs se lancent dans l’achat de télescopes dans l’espoir irréalisable d’observer des scènes telles que celle-ci :
Cette anecdote rapportée par l’historien de l’astronomie amateur Johan Kärnfeldt à un colloque sur l’astronomie amateur est révélatrice des bouleversements récents dans la manière dont nous envisageons le cosmos, à la fois théoriquement et visuellement.
La faute à Hubble ? Non, ou pas seulement à l’astronome États-unien (même s’il faut lui attribuer une responsabilité certaine dans l’émergence de la cosmologie moderne au début du XXe siècle), mais à son homonyme, le télescope mis en orbite il y a exactement vingt-cinq ans.
Le télescope spatial est certainement l’un des instruments scientifiques les mieux connus au monde. Libéré des contraintes habituelles liées à l’atmosphère qui affecte les télescopes sur Terre, Hubble continue aujourd’hui de faire le tour de la planète toutes les 97 minutes. Bardé de spectromètres, spectrographes et appareils photographiques numériques, il transmet ses données au Goddard Space Flight Center de Greenbelt, Maryland qui les transfère au Space Telescope Science Institute (STScI) de Baltimore, où elles sont traitées et archivées en ligne au rythme d’environ dix-huit DVDs par semaine en volume.
Hubble est à l’origine, si l’on en croit le site qui lui est dédié, de plus de 10 000 publications scientifiques réalisées à partir de données collectées depuis sa mise en orbite ; mais aussi d’un flux continu de matériaux visuels à destination des scientifiques et du grand public. Relayées et célébrées partout dans le monde, les images de Hubble ont pris le caractère d’évidences : de l’apparence de l’univers, mais aussi du progrès des sciences et des techniques qui permettent de telles prouesses.
L’historien Robert Smith avait bien montré la nature stratégique de la décision initialement contestée d’inclure, dans l’espace nécessairement restreint de la sonde, des instruments « imageurs » : les images que produirait Hubble étaient censées assurer le soutien du public pour les programmes de l’agence spatiale américaine après la catastrophe de la navette Challenger en 1986 .
Mais il revient à Elizabeth Kessler, dans son ouvrage (non traduit) Picturing the Cosmos. Hubble Space Telescope Images and the Astronomical Sublime, le mérite d’avoir décortiqué dans une étude remarquable, à mi-chemin entre l’ethnographie de laboratoire et l’histoire de l’art, l’histoire de la fabrication de ces images, de leur diffusion et de leur signification culturelle.
Kessler aborde les images de Hubble sous de multiples points de vue. Celui de la technique, d’abord, puisque Hubble est l’un des premiers télescopes équipés d’une caméra CCD numérique, un vrai pari à une époque, les années 1970, où les plaques photographiques sont encore répandues et les tubes cathodiques paraissent incarner l’avenir. L’histoire de Hubble constitue ainsi un épisode important de l’histoire de la photographie et du développement de la photographie numérique. Le rapport entre données numériques et images est bouleversé, puisque les images sont désormais produites à partir des données alors que la photographie analogique procédait de manière inverse.
Mais le lancement en 1990 de Hubble coïncide aussi avec une accélération à la fois du développement des logiciels de manipulation d’images numériques et d’internet, y compris comme vecteur de la communication institutionnelle pour les agences spatiales. Ces facteurs vont être déterminants pour l’élaboration de nouveaux types d’images et leurs nouveaux modes de circulation.
Après plusieurs années de tâtonnements, de réparations et de corrections sur les panneaux solaires et le miroir principal, en 1995 Hubble commence à fonctionner à plein régime. C’est à travers une nouvelle image devenue célèbre depuis, « les piliers de la création », que la Nasa annonce la remise en état du télescope lors d’une conférence de presse télévisée. Cette image novatrice, dramatique, très colorée et aux contrastes inhabituels a été réalisée par le jeune astronome Jeff Hester de l’université publique de l’Arizona en ajoutant différents filtres pour pouvoir détecter la présence de gaz lumineux dans la nébuleuse de l’Aigle. Même si elle suscite parmi les astronomes une ambivalence certaine car perçue comme relevant du registre des « pretty pictures« , terme dépréciatif utilisé pour désigner des images appréciées du grand public mais de faible importance scientifique, elle deviendra un modèle du genre.
C’est aussi au milieu des années 1990 que les agences spatiales États-unienne et Européenne adoptent, avec Hubble, la pratique de diffuser régulièrement de nouvelles images, de les mettre gratuitement à disposition du public à travers la mise en place de banques d’images en ligne, y compris parfois de données brutes, dans lesquelles les médias et les éditeurs de livres pédagogiques puisent généreusement. Ainsi une partie du site dédié au télescope est consacrée aux « processeurs d’images » volontaires, qui sont encouragés à faire des « raids » dans les archives publiques en ligne de Hubble et de construire leurs propres images.
À travers une analyse fine de la création en 1997 au STScI du groupe Hubble Heritage Project, Kessler dévoile l’imbrication des dimensions techniques, scientifiques, artistiques et stratégiques qui sous-tendent la création et la diffusion des images de Hubble. A partir de nouvelles observations (prises sur le quota de temps personnel du directeur) ou d’archives, le groupe s’est donné pour but de publier une nouvelle image par mois, tout en revendiquant une mission pédagogique et réflexive concernant les images : leurs techniques de fabrication sont expliquées, comme dans cette vidéo :
En historienne de l’art, Kessler est enfin sensible aux parallèles qui sont régulièrement faits par les astronomes eux-mêmes et par leurs publics entre les images de Hubble et les peintures et photographies des paysages de l’Ouest d’Albert Bierstadt ou d’Ansel Adams relevant de l’esthétique du sublime. Elle souligne la manière dont les images de Hubble participent des discours autour de la frontière à la fois géographique et technologique qui depuis le XIXe siècle contribue à définir l’identité États-unienne — ce n’est pas un hasard bien sûr si les sondes de la NASA sont baptisées Voyager, ou Mariner ou Viking. Et tout comme les images de l’Ouest proposées au public au XIXe siècle lors de grandes expositions ou imprimées dans les journaux sont produites dans le cadre des grandes expéditions géologiques et géographiques menées par l’État États-unien, les images d’Hubble qui circulent dans les médias anciens et nouveaux contribuent à assurer le soutien du public aux entreprises spatiales et astronomiques, tout en imprimant la marque de certaines cultures visuelles sur notre vision du cosmos.
A l’heure où la maintenance de Hubble a cessé et où les astronomes commencent une nouvelle campagne pour la construction d’un télescope spatial plus puissant, Alexandra Witze, journaliste de Nature relayant leur appel, résume ce qui pour beaucoup constitue l’intérêt principal du télescope – les images : « Une fois Hubble parti, les scientifiques n’auront plus la possibilité de faire des images astronomiques stupéfiantes de la qualité fournie par Hubble dans le domaine visible, ou d’étudier les longueurs d’ondes ultraviolettes qui sont éliminées par l’atmosphère de la terre ».
Charlotte Bigg
1 Robert Smith, The Space Telescope. A Study of Nasa, Science, Technology and Politics. Cambridge: Cambridge University Press, 1993.
2 A propos de la conquête de l’Ouest et sa construction par la photographie et le rail, voir Rebecca Solnit, River of Shadows, Eadweard Muybridge and the technological Wild West, New York: Viking, 2003.