Logiques professionnelles et mythologie spatiale soviétique
Logiques professionnelles et mythologie spatiale soviétique. À propos de Slava Gerovitch, Soviet Space Mythologies. Public Images, Private Memories, and the Making of a Cultural Identity (Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 2015)
Mots-clés : astronautique – URSS – XXe siècle
L’histoire du spatial soviétique a aussi connu son Cultural turn : alors qu’elle avait été longtemps centrée sur les enjeux politiques et militaires, l’attention a été portée, depuis les années 2000, sur les représentations, les discours et les imaginaires. Les recherches que mène Slava Gerovitch, depuis plus d’une dizaine d’années, sur l’homme dans l’espace, participent de ce mouvement historiographique. L’ouvrage présenté ici s’inscrit donc dans la lignée des travaux de l’historien évoqués dans un précédent billet. Au lieu d’envisager les mythes et les mémoires comme un voile recouvrant les réalités du spatial soviétique ou comme son simple épiphénomène culturel, l’auteur y montre combien ils ont joué un rôle-clé non seulement dans la formation des identités (et par là dans les pratiques) professionnelles des acteurs du spatial, mais aussi dans la redéfinition post-stalinienne du discours politique soviétique.
La mythologie spatiale fut, en effet, largement impulsée par le sommet de l’État soviétique, à travers un large dispositif de censure. Elle ne put être, pour autant, contrôlée totalement par le pouvoir, les usages qui en étaient faits lui échappant en partie : les mythes pouvaient être tournés en ridicule dans les nombreuses « anecdotes » qui circulaient au sein du milieu spatial, aussi bien parmi les cosmonautes et les ingénieurs que parmi les journalistes, ou bien être concurrencés par les autres récits mémoriels qui émergèrent dès les années 1950-1960, surtout alors dans la sphère privée, et qui se multiplièrent à partir de la Perestroïka (chap. 1 et 7).
Suivant cette approche socio-culturelle, l’ouvrage met en évidence les dynamiques qui travaillent le spatial soviétique. Slava Gerovitch analyse d’abord finement la construction des identités professionnelles dans un secteur qui, de façon paradoxale, restait très largement secret, en raison de son ancrage dans le complexe militaro-industriel, mais qui, en même temps, devait, par ses succès, illustrer la supériorité du communisme et faisait l’objet d’une large publicité.
Le travail de représentation était ainsi au cœur du métier des cosmonautes, bien que ces derniers ne soient en rien disposés à cela, ni par leurs origines sociales (souvent populaires), ni par leur formation scolaire (assez modeste) ou professionnelle (dans les écoles militaires d’aviation). De ce fait, la formation suivie à la Cité des étoiles visait aussi à parfaire leur image publique et incluait des cours d’éducation politique (sur le marxisme-léninisme), de culture générale (visites de musées et de sites historiques ; sorties au théâtre, à l’opéra ; etc.), et même parfois un entraînement à la prise de parole en public. Les tensions restaient néanmoins fortes pour les cosmonautes : en témoignent leurs nombreux comportements déviants par rapport aux normes idéales qu’ils devaient incarner, les histoires drôles qui circulaient dans ce milieu et même les contestations collectives qu’ils parvinrent parfois à faire remonter, au niveau du gouvernement, contre la discipline très sévère de la Cité des étoiles, en court-circuitant leur hiérarchie militaire (chap. 6).
« Figures iconiques du communisme », ils perdaient en effet, après leur vol dans l’espace, la maîtrise de leur vie publique comme de leur vie privée, et devaient renoncer à ce qui avait été le ressort de leur vocation professionnelle, puisque les chances de voler une seconde fois étaient extrêmement minces. Le capital symbolique qu’ils représentaient devenait une ressource collective permettant au secteur spatial de mobiliser largement l’État-Parti en faveur de ses intérêts. Surtout, la fonction édifiante que les cosmonautes devaient remplir les plaçait au cœur des contradictions du discours officiel post-stalinien. Le modèle soviétique de « l’homme nouveau » fut, dans les années 1960, redéfinit, en combinant, non sans ambiguïté, les valeurs d’initiative et de liberté individuelle avec celles de discipline et de subordination. Incarner les deux était donc en soi une gageure, d’autant plus difficile à réaliser pour les cosmonautes que leur formation professionnelle et leur fonction dans le secteur spatial les assignaient à une position dominée et les identifiaient avant tout à un « homme-machine » (chap. 3).
À l’inverse, les ingénieurs du spatial étaient eux inscrits dans un régime strict de secret. Leur réputation professionnelle était anonymisée, du moins de leur vivant. Le nom de l’ingénieur en chef responsable du lancement du premier satellite artificiel Spoutnik en 1957 ne sera ainsi révélé qu’après sa mort. Serguej P. Korolev connaîtra alors une véritable héroïsation (p. 15-22) ; mais bien des aspects de sa vie resteront longtemps encore cachés du public, en premier lieu la répression qu’il subit à la fin des années 1930, lors des grandes purges staliniennes, comme plusieurs autres ingénieurs du spatial, et qui le conduisit au Goulag dans une charachka (laboratoire secret).
La nostalgie qu’affichaient les ingénieurs de l’industrie spatiale pour la période stalinienne, vue comme un véritable « âge d’or », peut dès lors étonner. Slava Gerovitch en interroge les ressorts, en montrant les affinités électives existant entre leur culture professionnelle et les valeurs politiques du stalinisme. En effet, bien que les années khrouchtchéviennes aient correspondu aux plus grands succès du spatial soviétique (lancement du premier Spoutnik en 1957, du premier homme en 1961, puis en 1963 de la première femme dans l’espace, etc.), les réformes politiques et économiques entreprises alors aggravèrent considérablement les problèmes d’organisation que connaissait l’industrie spatiale. Face à un tel désordre, Serguej P. Korolev parvint à instaurer un système d’organisation, reprenant pour cela certaines techniques de management de l’époque stalinienne : formation d’un vaste réseau « horizontal » sur la base professionnelle et développement des liens de patronage avec le sommet de l’État ; affirmation du principe de responsabilité individuelle ; contournement des structures bureaucratiques par les liens personnels et directs. Les valeurs d’autorité et de contrôle, qui structuraient culturellement l’identité des ingénieurs du spatial depuis la période stalinienne, étaient ainsi inscrites dans les principes d’organisation de l’industrie spatiale. Elles étaient même embarquées dans la technologie produite, qui valorisait bien souvent l’automatisation, minimisant ainsi les initiatives humaines lors des vols spatiaux (chap. 2).
Avec cette attention aux logiques professionnelles, l’ouvrage renouvelle l’étude du spatial soviétique, longtemps perçu en Occident comme un système bien réglé, efficacement contrôlé par en haut. Ressort ici, au contraire, le jeu complexe de négociation et de manipulation réciproque entre l’État-Parti et le secteur spatial, lui-même travaillé par de fortes rivalités entre groupes professionnels.
Les conflits faisaient en effet partie du quotidien et pesaient sur les choix technologiques adoptés. Slava Gerovitch revient, dans cette perspective, sur ce qui apparaît comme une des spécificités soviétiques, à savoir : l’automatisation très poussée des vaisseaux, qu’on oppose généralement à « l’approche humano-centrée » développée par l’aérospatiale américaine. Au lieu d’y voir une différence entre des « styles nationaux », l’auteur met au jour les débats opposant sur cette question, en Union soviétique, les différents groupes professionnels. Si une vision favorable à l’automatisation fut fortement soutenue par les ingénieurs, c’est d’abord parce qu’elle permettait, avec un même vaisseau, de répondre à un double usage, militaire et civil (envoi de satellite d’observation et de l’homme dans l’espace). Elle était aussi un moyen de limiter l’emprise de l’Armée de l’air, en réduisant ses cosmonautes à une fonction secondaire de secours et en incitant ainsi à ouvrir le recrutement des cosmonautes en-dehors des pilotes militaires (aux ingénieurs et scientifiques, en premier lieu). Épisode significatif : la candidature de Valentina Tereshkova, qui sera de fait la première femme à voler dans l’espace, fut privilégiée parmi d’autres par les ingénieurs justement parce qu’elle n’était pas pilote. Le commentaire de l’ingénieur Boris Chertok est à cet égard éloquent : “any physically and mentally normal individual who had been trained for two or three months can control [a spacecraft] – even a woman !” (cité p. 123).
L’orientation mécaniste des ingénieurs s’imposera au début, mais elle sera toujours contestée. Elle sera en permanence redéfinie, quelquefois au moment même des vols, alors que les tensions entre les opérateurs au sol, qui manœuvraient le vaisseau, et les cosmonautes pouvaient prendre une tournure dramatique. Ces négociations aboutissaient ainsi à d’autres compromis, parfois plus favorables au contrôle manuel par les cosmonautes (chap. 5).
L’analyse du vol de Youri Gagarine que propose l’auteur, à partir d’une série de documents extraits des archives soviétiques, offre un éclairage supplémentaire sur ces rivalités internes au spatial soviétique (chap. 4). Il permet en effet de saisir « sur le vif » les négociations permanentes entre l’industrie spatiale, les cosmonautes, le gouvernement et les militaires, les tensions se reflétant alors dans de multiples enjeux concrets. La publicité à accorder à ce vol fut, par exemple, âprement discutée. Les responsables du programme spatial soviétique (notamment, Serguej P. Korolev et aussi Nikolaj P. Kamanin, qui dirigeait l’entraînement des cosmonautes à la Cité des étoiles) durent fortement insister pour que soient déclassifiées certaines informations (comme le site de lancement, sous contrôle militaire) et que le vol puisse être enregistré officiellement par la Fédération aéronautique internationale. En même temps, les ingénieurs dissimulèrent eux-mêmes bien des informations. La transcription des communications sol-espace durant le vol qu’ils transmirent aux dirigeants soviétiques fut, par exemple, expurgée des problèmes et des erreurs techniques rencontrés. La censure n’était pas uniquement une affaire politique, elle répondait aussi aux intérêts du secteur spatial soviétique, soucieux de dissimuler ses défaillances afin de s’assurer le soutien du pouvoir politique.
Soviet Space Mythologies est, on l’aura compris, une contribution majeure à l’histoire de l’Union soviétique et à celle du spatial. Son apport tient également à l’approche socio-culturelle que l’ouvrage déploie : en détachant l’attention immédiate des aspects strictement politiques ou organisationnels, il ouvre bien des questions sur les rapports entre professions et État, et propose in fine une réflexion fort stimulante sur la politique des sciences et des technologies.
Isabelle Gouarné
1 La bibliographie présentée à la fin de l’ouvrage (p. 213-226) est à cet égard fort utile.