Corps divins et condition orbitale. L’art de la Renaissance en impesanteur

31 Mar 2021

Ce texte, rédigé avant le vol à bord de l’Airbus Zero G, est le premier d’un diptyque réalisé à l’occasion d’une « Résidence en impesanteur », à la fin du mois de mars 2021, obtenue grâce à l’Observatoire de l’Espace du Centre national d’études spatiales. Il s’inscrit dans un plus vaste projet de recherche en histoire de l’art portant sur l’imaginaire des cieux à la Renaissance (XVe-XVIe siècles), qui s’intéresse, entre autres, aux modalités artistiques de représentation gravitationnelle des corps, à une époque où l’expérience physique d’impesanteur n’était encore qu’un lointain rêve.

La pesanteur de l’hubris

Défier la pesanteur ? Se libérer de l’attraction de la Terre ? Se détacher, s’élever, planer, voler, chuter. Le rêve de l’humanité de se soustraire à sa nature « terrienne » est probablement aussi ancien que sa condition « moderne », débutée il y a plusieurs centaines de milliers d’années avec l’apparition d’homo sapiens et, avec ce dernier, de tout l’univers symbolique des croyances, des mythes et des religions. Dans la culture occidentale, les échos les plus évidents du désir d’impesanteur se découvrent dans le vaste champ de la mythologie gréco-latine, répertoire inépuisable des artistes de la Renaissance. Champ dans lequel l’expérience poétique de ce que Elie During nomme la « condition orbitale ». tombe sous le coup d’hubris : divinité ou plutôt daimôn, autrement dit puissance incarnant un principe ou une cause agissant sur la destinée. En l’occurrence ici, incarnation de la « démesure » de l’être humain qui, entrainé par ses passions, entreprend de transgresser les limites de sa condition pour se rapprocher de celle des êtres divins et célestes qu’ils vénèrent, avant que ces derniers ne le condamnent pour son entreprise téméraire.

La figure bien connue d’Icare est sans conteste la meilleure incarnation de l’hubris-démesure lui qui, contre l’avis de son père, entreprit de voler haut dans le ciel ; si haut que la chaleur du soleil fit fondre la cire dont étaient formées ses ailes artificielles, l’entrainant dans une chute vertigineuse et mortelle. Du plongeon dans le vide d’Icare, le graveur Hendrick Goltzius offre, à la fin du XVIe siècle, au crépuscule de la Renaissance, une interprétation visuelle proprement renversante (fig. 1). La force esthétique de l’œuvre réside dans l’emploi parfaitement maîtrisé de la technique artistique du raccourci, qui fait que le vertige ressenti par le fils de Dédale est également vécu du point de vue du spectateur, dont le regard est littéralement désorienté, se faisant alors autant le témoin que le compagnon de cette expérience d’impesanteur avant l’heure.

Fig.1: La chute d’Icare, Hendrick Goltzius, 1588, MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. Ancien fonds

Renaissance orbitale

Goltzius n’est pas le premier à figurer le mythe d’Icare, loin de là. Mais la grande originalité de sa démarche artistique s’entrevoit dans sa volonté de rendre sensible et perceptible, suivant l’exemple de son compatriote Cornelis van Haarlem et de sa Chute des titans (1588-1590), les multiples mouvements d’un corps humain exposé à une situation de chute libre ; situation de chute libre d’un corps dont on sait, au moins depuis Galilée, qu’elle relève de l’expérience d’impesanteur . Avec son corps basculant en arrière, l’Icare de Goltzius pourrait même apparaître comme la source d’inspiration inavouée du logo trônant sur la dérive de l’un des modèles de l’Airbus Zero G de Novespace (fig. 2).

Fig.2: Détail du décor peint sur la dérive de l’Airbus A310 en configuration Zero-g, 2017 (c) Novespace

Goltzius (et Cornelis van Haarlem avec lui) n’était pas visionnaire, il n’avait pas de connaissances particulières en physique, bien que Galilée et Kepler furent ses contemporains. Il était seulement doté de sa faculté d’imagination, qualité première de l’artiste selon les mots du peintre Cennino Cennini dans son Libro dell’Arte rédigé au tournant du XVe siècle : « il faut avoir de l’imagination et une main habile, trouver des choses qu’on n’a point vues, en leur donnant l’apparence d’éléments naturels et les fixer, avec la main, en faisant croire que ce qui n’est pas, existe ». Replacée à l’échelle de l’art de la Renaissance (XVe et XVIe siècles), l’œuvre de Goltzius n’est qu’un exemple parmi l’immense répertoire d’images de corps en lévitation, évoluant librement dans l’espace – celui de l’univers et celui des œuvres -, comme affranchis des contraintes de la pesanteur.

Les corps dont il est ici question relèvent, dans l’imaginaire de l’époque, du monde des cieux – l’espace, comme on le nomme aujourd’hui, le monde supra-lunaire comme on le nommait jadis depuis Aristote. Ce sont essentiellement ceux des déesses et des dieux, des anges et des spiritelli, mais aussi parfois des corps d’humains – demi-dieux de la mythologie, héros de l’histoire antique ou saints de la religion chrétienne – s’affranchissant, momentanément, de leur condition terrestre. Innombrables sont les sujets artistiques – tant sacrés que profanes – qui ont été prétextes pour les artistes de la Renaissance à la représentation de corps en situation d’impesanteur. La figure de Dieu le Père dans la Création d’Adam (1508-1512) de Michel-Ange en constitue sans nul doute l’exemple le plus universellement connu. Je mentionnerai ici un autre cas qui, à défaut d’avoir la célébrité du chef d’œuvre de Michel-Ange, a le mérite de l’exemplarité et de l’efficacité. Il s’agit de la Naissance de la voie lactée (vers 1575) peinte par Domenico Tintoretto dit Tintoret qui, outre sa thématique cosmologique et spatiale, témoigne d’une étonnante et troublante ressemblance avec une capture d’écran que j’ai tirée presque au hasard d’une vidéo de la campagne de vol #17 (2017) du Air Zero G de Novespace (figs. 3 et 4).

Fig.5: Jacopo Tintoretto, L’origine de la Voie Lactée, autour de 1575, National Gallery, Londres
Fig. 4: Phase d’impesanteur à bord de l’Airbus A310 Zero-g, campagne de vol parabolique #17 (capture d’écran), 2017 (c) Novespace

Au regard de l’histoire de l’art, l’expérience de l’impesanteur a donc débutée il y a longtemps, à la Renaissance, avant que les conditions technologiques réunies au XXe siècle ne permettent l’expérimentation physique de la condition orbitale.

Phénoménologie de la perception gravitationnelle

Il y a en histoire de l’art (comme dans toute science) plusieurs manières d’approcher les productions artistiques. On peut s’intéresser aux conditions historiques de création d’un artefact, comprendre quelles furent les sources des artistes ou encore s’interroger sur les matériaux et les techniques qu’ils ont mis en œuvre. Parallèlement à cette approche historique stricto sensu, une autre manière de faire consiste à étudier le devenir des images, en observant leur survivance et comment elles ont pu, parfois bien des siècles plus tard, devenir ou redevenir des modèles et travailler à nouveau l’imaginaire.

Dans ce vaste champ du devenir des images entre également en ligne de compte la question de leur réception et de leur perception présentes. Il en est ainsi de la fresque de la Création d’Adam de Michel-Ange, dont je parlais plus tôt, que l’on ne peut plus regarder aujourd’hui sans se focaliser sur le détail des mains de Dieu et d’Adam s’effleurant, reproduit à outrance dans la publicité et la pop culture. De même, on ne peut nier le fait que le regard jeté en direction de l’Icare de Goltzius ou de la Naissance de la voie lactée de Tintoret se nourrit, d’une certaine manière, de tout un imaginaire visuel de la condition orbitale qui confère à ces deux œuvres une actualité nouvelle, contribuant à les « présentifier » aux yeux du spectateur du XXIe siècle.

Approcher les images de cette manière est tout sauf anachronique. Il s’agit au contraire de mettre en exergue le fait, comme le formule l’historien de l’art Otto Pächt, qu’il n’y a « pas de regard sans présupposé » : « […] nous réagissons spontanément avec nos yeux, c’est-à-dire avec des organes où sont accumulés d’anciennes expériences, à partir d’un certain niveau de connaissances et de souvenirs ». En d’autres termes, et comme l’avait déjà proposé Maurice Merleau-Ponty dans le sillage de sa Phénoménologie de la perception (1945), le regard n’est jamais neutre. L’expérience que nous pouvons faire du monde – au sein duquel il faut inclure l’art – est profondément lié à la nature du sujet regardant : « C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investît jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l’horizon des choses, c’est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l’être ».

L’enjeu central de cette résidence ne sera donc pas tant de comprendre les conditions historiques de création des œuvres représentant des corps en impesanteur dans l’art des XVe et XVIe siècles, que de se demander ce que l’expérience physique et individuelle de la microgravité fait, selon un point de vue phénoménologique, à la perception sensorielle des productions artistiques du passé. En somme, changer notre regard, et en avoir pleinement conscience, plutôt que vouloir changer l’œuvre d’art. Peut-être serait-ce là une voie possible pour offrir une alternative à l’incessant mouvement d’altération, par les procédés technologiques numériques, de la réalité iconique et matérielle des œuvres d’art.


[1] Elie During, « La condition orbitale », Art Press 2, 2017, pp. 39–47

[2] Alexandre Koyré, « La loi de la chute des corps. Galilée et Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 123/5-8, 1937, pp. 149–204.

[3] Cennino Cennini, Le Livre de l’art [Il libro dell’arte], C. Déroche (éd. et trad. fr.), Paris, Berger-Levrault, 1991, p. 29-31.

[4] Otto Pächt, « Pas de regard sans présupposé », Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, Macula, 1994

[5] Maurice Merleau-Ponty, Rapport sur ses travaux présenté au Collège de France, 1951

Elie During, « La condition orbitale », Art Press 2, 2017, pp. 39–47.
Alexandre Koyré, « La loi de la chute des corps. Galilée et Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 123/5-8, 1937, pp. 149–204.
Cennino Cennini, Le Livre de l’art [Il libro dell’arte], C. Déroche (éd. et trad. fr.), Paris, Berger-Levrault, 1991, p. 29-31.
Otto Pächt, « Pas de regard sans présupposé », Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, Macula, 1994.
Maurice Merleau-Ponty, Rapport sur ses travaux présenté au Collège de France, 1951.