Impesanteur : une naissance de haut vol
L’expérience de l’impesanteur est unique, spectaculaire, passionnante. L’Observatoire de l’Espace a permis à l’un de nous (Antoine Bioy) un vol explorant la conscience corporelle et qui avait l’originalité de faire appel à l’hypnose pour faciliter l’exploration de ce moment. La méthodologie était propre aux sciences humaines : une analyse du discours produit par cette expérience particulière nommée IPA , dont le propos est de dégager des thèmes majeurs qui se déclinent en thèmes mineurs ou sous-thèmes. Ainsi, un entretien très complet a été mené à la suite immédiate du vol en impesanteur pour cerner les ressentis corporels et les phénomènes de conscience vécus lors du vol
Voir http://humanites-spatiales.fr/voyages-aux-confins-de-lesprit/
Le regard sur cette expérience d’hypnose en impesanteur a été le point de départ d’une analyse des ressentis sensoriels et comment ceux-ci peuvent s’articuler avec, ou référer à, des ressentis très primaires voire primitifs du sujet. Peut-il y avoir une réactivation de la mémoire d’un vécu in utero, mémoire inscrite dans nos cellules et qui permet des liens avec ce que nous avons vécu à la naissance ? Pouvons-nous nous souvenir d’expériences très primaires ? Cette analyse met ainsi en avant la dimension très régressive de l’impesanteur, réactivant des ressentis précoces, très premiers dans la façon dont le corps est perçu. Cette régression, identifiée comme thème majeur, peut être déclinée en six sous-thèmes spécifiques dessinant une chronologie bien singulière dont il est apparu qu’elle avait à voir avec… le processus de la grossesse.
Le premier élément marquant de cette régression est le vécu d’être contenu, illustré par le sentiment d’enveloppement, l’analogie au cordon ombilical dite par Antoine Bioy lors des entretiens retours analysés ainsi que des références verbales précises comme « matrice », « enceinte ». Le second indice est l’expression d’une expérience d’une perception primale marquée par l’évolution de la perception de soi de « pas constitué », « en maturation » vers une expérience complète sur la fin du vol. L’expérience de la désincarnation apparait comme le troisième ressenti à rapprocher de l’expérience de la naissance au cours de laquelle le fœtus se « désincarne » du corps de la mère pour naître au monde, naître à un nouvel environnement. De plus, une période d’amnésie vécue lors de ce vol réfère à la « mythologie » de la naissance, notamment la trace du doigt de l’ange, c’est le quatrième élément. Dans certaines légendes, le fœtus est un esprit pur qui possède encore le savoir ultime de ses vies antérieures. Au moment de la naissance un ange apparaît et lui enjoint de tenir ce savoir secret. Il pose alors son doigt sur les lèvres de l’enfant. À cet instant le bébé oublie tout pour entrer dans la vie, il pousse alors son premier cri. Du geste de l’ange il ne reste qu’une trace, ce petit creux entre la lèvre supérieure et la base du nez : l’empreinte du doigt de l’ange. Enfin, la présence de réflexes d’agrippement renvoient aux réflexes involontaires physiologiquement présents chez le fœtus et le bébé pendant les premiers mois de vie. Le grasping, est un réflexe d’agrippement tandis que le Moro est un réflexe de défense, qui apparaît lorsqu’un bébé est déplacé rapidement dans l’espace, bascule sa tête en arrière ou lors de changement brusque de position. Nous observons alors un mouvement très spécifique des bras, avant-bras et mains qui parfois s’accompagne d’un cri et d’anxiété dans le regard. Dans la présente expérience du vol en impesanteur, les mouvements d’agrippement manifestés par le sujet renvoient au grasping tandis que les mouvements de désarticulation ou de morcellement semblent faire écho au réflexe de Moro.
Extraction faite de ces données, nous les avons replacées, en fonction de leur moment de survenue dans le vol, sur une frise chronologique. Ainsi positionnés, ces éléments révèlent une progression chronologique régressive inverse à celle précédemment identifiée que nous pourrions formaliser selon les schémas suivants :
Cette première figure schématise la comparaison des étapes de modifications de pression entre le vol et la naissance suivant la chronologie de l’expérience de la naissance. Ici, la gravité réfère à une accélération, celle-ci génère néanmoins une sensation de pression sur l’enveloppe corporelle. Ce terme mit entre guillemets afin de le mettre en perspective avec la pression exercée par les contractions utérines (CU).
Cette deuxième figure schématise la comparaison des étapes de modifications de pression entre le vol et la naissance suivant la chronologie de l’expérience régressive en impesanteur.
Lors de la grossesse, le fœtus évolue dans un milieu proche de l’impesanteur. L’enceinte maternelle et plus spécifiquement l’espace intra-utérin sont le berceau des premières expériences sensorielles, posturales et cognitives. La naissance, passage d’une vie intra-utérine à la vie extra-utérine, « empreinte » probablement fortement l’expérience humaine. Le nouveau-né subit un changement de gravité (passage de zéro G à 1 G), doit supporter la pression atmosphérique. Les capacités adaptatives dont fait preuve le sujet dans cette situation spécifique de vol en impesanteur réfèrent à celles auxquelles le nouveau-né fait appel dans une situation où il passe d’un environnement zéro G à 1 G. Cette même différence est enregistrée en valeur absolue par le système sensoriel du sujet lors de l’expérience de vol parabolique lors de la régression de 1 G à zéro G. La construction de la frise chronologique met en perspective la spécificité des premières paraboles où le corps est mis en jeu de façon inconnu. Nous relevons l’apparition des phénomènes de désarticulation et d’agrippement en mode réflexe qui évoquent les réflexes archaïques plus spécifiquement grasping et Moro. Par ailleurs la particularité de la rythmicité des paraboles rappelle celle des contractions utérines. Ces divers éléments nous interrogent sur l’existence d’un phénomène plus spécifiquement déclencheur de l’expérience régressive.
L’expérience en impesanteur du sujet, sans réelle préparation physique, pourrait s’apparenter à une forme de prématurité. La naissance marque le passage d’un milieu aqueux où la pression est homogène à un milieu aérien où la pression atmosphérique est intense, oppressante pour un prématuré à la maturité incomplète au niveau moteur et tonique. Tout en maintenant un tonus de base, il doit établir un nouvel équilibre sensoritonique afin de solliciter un tonus actif lui permettant de contrecarrer l’effet de la pesanteur . Lors des phases 2 G (deux fois la gravité terrestre), ces mêmes phénomènes s’observent et sont spécifiquement décrits par le sujet qui doit aussi recréer un nouvel équilibre sensoritonique. L’approche contenue, régressive en hypnose semble une stratégie adaptative efficace et peut être illustrée lors de la lévitation de la main qui reste légère à 2 G. Cette expérience se maintient à zéro G et alors que le sujet éprouve des sensations de morcellement au niveau corporel, seule sa main semble exister. Il décide alors d’entamer de longues phases d’hypnose sur plusieurs cycles et retrouve une unité corporelle. La question du rôle des paraboles comme catalyseur ou déclencheur de l’expérience régressive se pose. Un premier axe de réflexion s’est orienté sur la rythmicité des paraboles. Lors de l’analyse IPA, il nous est apparu qu’un élément central de l’évaluation du temps repose sur les phénomènes de rythmicité et plus particulièrement le rythme des paraboles. Ainsi nous observons une perte des repères temporels au dépend d’une préséance de la rythmicité parabolique. Cette notion de rythme a retenu toute notre attention plus spécifiquement lorsque nous avons mis en perspective les images suivantes:
Au-delà de la rythmicité temporelle, ces paraboles induisent une rythmicité corporelle en ce sens que chaque modification de la gravité peut s’envisager comme la perception par le corps du sujet probablement en termes de changement de pression. Ainsi nous pouvons inférer que rythmicité et pression induiraient cette expérience régressive par réactivation de la mémoire sensorielle corporelle.
Un second élément participerait donc à cette expérience en mobilisant le souvenir du changement gravitationnel perçu au moment de la naissance : le système sensoriel. Afin de soutenir notre réflexion nous décidons de nous appuyer sur la psychologie du développement et sur le postulat que le développement de l’enfant in-utero influe sur le développement ultérieur du sujet adulte. Depuis une cinquantaine d’années, de nombreuses études ont été conduites chez le fœtus, auprès d’enfants nés prématurément ou nés à terme afin d’analyser différents types de réponses (comportementales, neurovégétatives, physiologiques…) lors de stimulations sensorielles. Dans le retour d’expérience du vol zéro G apparaissent à plusieurs reprises des éléments traitant des changements perçus par le système sensoriel du sujet lors des modifications de gravité et peuvent être rapprochés d’expériences vécues par le fœtus. Ces éléments concernent principalement le toucher, l’appareil vestibulaire, le son et la vision. En effet, aucune référence aux sens olfactif et gustatif n’est constatée dans le discours du sujet.
Le développement des systèmes sensoriels du fœtus humain suit une chronologie prédéterminée au cours de la vie intra-utérine échelonnant les entrées sensorielles au niveau cérébrales . Les fonctions sensorielles fœtales évoluent selon un schéma spécifique avec le développement dans un premier temps du système somesthésique impliqué dans le toucher. Celui-ci est suivi du développement des structures chimio-sensorielles nasales et orales respectivement responsables de l’olfaction et de la gustation. Puis les structures auditives prennent place. Le système visuel sera le dernier à prendre corps et cela plus tardivement au cours de la grossesse. Ces différents systèmes sensoriels peuvent être réceptifs à certains niveaux avant même d’avoir atteint leur maturité structurale et fonctionnelle . Dans cette expérience, nous retrouvons le rôle fondamental de la peau, du tact, du toucher au niveau de la sensorialité en termes de perception et de processus exprimé dans les verbatim suivants :
« C’est c’est vraiment le toucher en fait, qui qui vraiment était une expérience. En même temps je pense être assez kinesthésique. Mais euh (interjection) c’est vraiment le toucher qui a été, qui a été chez moi voilà important. ».
« De retrouver, de retrouver ça, de se dire mais voilà, finalement le contexte, le contexte peut se, peut se modifier, peut se recréer, je le sens à fleur de peau. ».
« L’absolue certitude parce que, pour le coup je le touchais du doigt au sens presque premier du terme, que mes sensations internes, proprioceptive guidaient vraiment la reconstruction, le remodelage en fait de de l’extérieur. ».
Symboliquement le tact est à l’origine de la vie. Physiologiquement le toucher est le premier sens à prendre corps lors de la vie intra-utérine. Le toucher se développe grâce à son organe sensoriel : la peau. Ses multiples récepteurs tactiles font de l’organe peau une interface efficace entre l’organisme et son environnement . Ainsi, très tôt lors de la grossesse, les expériences tactiles du fœtus vont venir empreindre sa perception environnementale selon deux systèmes sensoriels spécifiques. Le premier système sensoriel à se mettre en place et celui de la somesthésie grâce au développement de nombreux récepteurs sensoriels périphériques spécifiquement dédiés au tact fin, à la pression mécanique, à la température et à la douleur. Le système kinesthésique inclut quant à lui d’une part les récepteurs proprioceptifs situés dans les muscles, les tendons et les articulations et d’autre part les récepteurs de l’appareil vestibulaire . Ce dernier réagit aux déplacements, plus spécifiquement aux accélérations linéaires et angulaires. Il est aussi sensible aux changements de position du corps dans l’espace. Dans leurs travaux Ronca et Alberts concluent au rôle capital du couplage vestibulo-tactile lors des diverses stimulations du fœtus pendant sa vie intra-utérine. Leurs résultats soulignent que le fœtus serait plus exposé aux stimuli cutanés, proprioceptifs et vestibulaires procédant des mouvements maternels (accélération, pression et vibrations) qu’à ceux de ses propres mouvements. Ceci nous mène à la perception haptique, ou tactilo-kinesthésique, qui trouve son origine dans la stimulation des récepteurs cutanés. Nous nous attacherons plus spécifiquement à la perception cutanée résultante de la stimulation d’une partie de la peau. La perception cutanée s’effectue via des mécanorécepteurs situés au niveau de la peau qui enregistrent et codent les informations issues des modifications mécaniques de cette dernière. Ces récepteurs varient en type et en localisation conférant à chacun un rôle spécifique. Certains traitent essentiellement les informations spatiales et de texture tandis que d’autres renseignent sur les mouvements ressentis à la surface de la peau . [Pour rappel dans la présente expérience, les mouvements d’agrippement manifestés par le sujet renvoient au grasping tandis que les mouvements de désarticulation ou de morcellement semblent faire écho au réflexe de Moro.]
Le sens complexe du toucher est, chronologiquement, suivi par le développement de l’appareil vestibulaire, situé dans l’oreille interne. L’appareil vestibulaire informe de l’orientation spatiale du corps, permet l’ajustement de ce dernier dans l’espace, c’est l’organe de l’équilibre. La sensibilité vestibulaire est notamment évaluée à la naissance par le réflexe de Moro qui est l’un des réflexes archaïques précédemment cités et nous constatons que, lors du vol, des mouvements se produisent au moment où le sujet a le sentiment que son corps lui échappe, qu’il ne peut plus anticiper et retrouve alors un mode de réaction réflexe.
Enfin, le troisième trimestre de gestation voit l’apparition des systèmes auditif et visuel. Le fœtus baigne dans un environnement sonore de basses fréquences issues essentiellement de l’activité placentaire, cardiovasculaire et respiratoire maternelle auxquels se rajoutent ponctuellement les bruits digestifs. La diversité sonore de l’environnement du fœtus apparait dominée par des rythmes . Tout le temps du vol, l’environnement est saturé par les bruits de l’avion. Le niveau sonore est relativement élevé en avion et le spectre acoustique plutôt distribué sur les basses fréquences. Nous retrouvons aussi la notion de rythme avec le signal sonore annonçant la parabole.
La vision est le sens qui se développe le plus tardivement au cours du processus de maturation fœtal au cours de la grossesse. La fonction visuelle est donc peu stimulée in utero et ne semble pas jouer un rôle essentiel dans l’adaptation à la vie extra-utérine immédiate si ce n’est au fur et à mesure des divers stimuli reçus après la naissance. Cette observation est à mettre en perspective avec l’inefficacité de l’accrochage visuel du sujet pour s’adapter aux sensations de l’impesanteur : il ne peut ni se référer au visuel ni rechercher les références avec l’agrippement visuel.
En étudiant le rapport aux sens dans l’expérience du vol, il semble donc possible de dire que, lors de cette expérience d’hypnose en impesanteur, nous retrouvons le rôle fondamental de la peau, du tact, du toucher au niveau de la sensorialité en termes de perception et de processus. Le système kinesthésique semble suppléer à l’incapacité de se référer au système visuel pour se situer dans l’espace .
Cette analyse pointe les rapprochements entre deux expériences corporelles qui bouleversent la perception sensorielle. Que ce soit pour le fœtus ou pour le sujet expérimentant un vol en impesanteur, il s’agit d’une adaptation à un changement radical d’environnement qui remet en cause notre interaction avec celui-ci. Le passage, chronologiquement inverse pour les deux expériences, d’une certaine impesanteur à une gravité pouvant atteindre 2 G entraîne la reconfiguration de notre système sensoriel dans un processus d’adaptation vécu par le sujet du vol comme le rappel de l’expérience primaire que sont la grossesse et la naissance.
Christine Chalut-Natal Morin et Antoine Bioy
[3] Buil. A., Chevalier. B. (2019). Apprentissage et mémoire au cours de la période périnatale. Chapitre 13 p 193-218. Le développement du bébé de la vie fœtale à la marche: sensoriel, psychomoteur, cognitif, affectif, social. [4] Granier-Deferre, Carolyn, et Benoist Schaal. « Aux sources fœtales des réponses sensorielles et émotionnelles du nouveau-né ». Spirale 33, no 1 (2005) : 21‑40. https://doi.org/10.3917/spi.033.0021. [6] Bloch, H., Lequien, P., Provasi, J. (2003). L’enfant prématuré. Armand Colin, Paris. [7] Granier-Deferre, Carolyn, et Benoît Bayle. 3. La sensorialité fœtale. Psychiatrie et psychopathologie périnatales. Dunod, 2017. https://www.cairn.info/psychiatrie-et-psychopathologie-perinatales–9782100768844-page-21.htm. [8] Ronca AE, Alberts JR. Fetal and birth experiences: proximate effects, developmental consequences, epigenetic legacies. In: Reissland N, Kisilevsky BS, eds. Fetal development. New York: Springer; 2016:15–42. [9] Gentaz, Édouard. La main, le cerveau et le toucher. Approches multisensorielles et nouvelles technologies. Dunod, 2018. [10] Granier‐Deferre Carolyn, Ribeiro Aurélie, Jacquet Anne‐Yvonne, et Bassereau Sophie. « Near-term fetuses process temporal features of speech ». Developmental Science 14, no2 (mars 2011): 336‑52. https://doi.org/10.1111/j.1467-7687.2010.00978.x