Voyages aux confins de l’esprit…

03 Jan 2019
Mots clés : vol Zéro-G ; apesanteur ; hypnose ; psychologie ; conscience de soi

L’humain est-il fait pour l’espace ?

 Il est tout à fait normal et évident que dans l’appropriation par l’humain de la « chose spatiale », la technologie soit reine. Après tout, entreprendre ce type de voyages, repousser cette nouvelle frontière, engage de sérieuses compétences pour construire les véhicules le permettant et de maintenir la vie au-delà de notre atmosphère, lorsque les vols et stations spatiales sont habités, ou ont vocation à le devenir. Lorsque précisément nous amenons la vie au-delà de notre écosystème naturel, qu’advient-il ? C’est alors que les sciences du vivant entrent en scène : biologie, physiologie… Mais qu’en est-il de la vie psychique de ceux qui participent à cette grande exploration ? Notre « cerveau immatériel » est-il adapté pour cela ? Des précautions sont logiquement prises dans la sélection des spationautes (gestion du stress, des émotions, tolérance au confinement…). Mais que se passe-t-il en situation d’apesanteur ? Certes on connaît les conséquences médicales de ce contexte de vie, mais psychologiquement, quels sont les enjeux ?

La pesanteur est une perception importante, elle intervient dans la conscience de soi. Elle participe de la façon dont nous ressentons notre corps et notre environnement. Or, ces sensations, ressentis et perception modèle notre conscience, la façon dont nous incarnons qui nous sommes dans un contexte donné. Autrement dit, la pesanteur influence de façon invisible mais réelle la psychologie de chacun. Dans un contexte d’absence de pesanteur, comment se modifie la conscience de soi, et comment même se préserve-t-elle ? Comment l’humain s’adapte psychologiquement à des ressentis corporels étranges, non habituels, potentiellement inquiétants ?

La conscience de soi, les vécus qui y sont associés (vécus corporels, par exemple) sont des sujets d’intérêt et d’étude depuis des années, et nous menons des travaux actuellement à l’université de Paris 8, au laboratoire de psychopathologie et neuropsychologie. Il m’a semblé intéressant de croiser la question de l’apesanteur avec celle de la conscience de soi, et pas seulement en prévision de l’envahissement futur de l’espace par l’espèce humaine !  Parce qu’il y avait là une façon inédite d’approcher les étranges liens entre la corporalité (le vécu corporel), et la psychologie (vécu psychologique). Pour cela, il m’a semblé qu’un bon outil d’investigation était l’hypnose.

 

Qu’est-ce que l’hypnose ?

L’hypnose se définit comme un « mode de fonctionnement psychologique par lequel un sujet, en relation avec un praticien, fait l’expérience d’un champ de conscience élargi ». Lorsqu’un sujet est en état d’hypnose, son état de conscience est dit modifié. Synthétiquement, cela se traduit par un fonctionnement cérébral qui active à la fois le circuit de l’attention et le circuit de la détente . Cet état permet de jouer sur la façon dont un sujet perçoit sa réalité, peut la modifier, jusqu’à en tirer des bénéfices sur le plan de la santé et aussi d’autres champs (sportif, artistique…). C’est toujours un élément du contexte qui amène l’apparition de cet état : une suggestion formulée par une personne, un événement qui survient brutalement et créé une sidération, un changement de posture induit par la pratique de l’autohypnose, etc.

De quel « conscience élargie » s’agit-il lorsque l’on est en hypnose ? La conscience dont il est question ici est une conscience corporelle au sens qu’en donne la phénoménologie, une conscience construite grâce à notre sensorialité et qui nous permet de percevoir notre environnement, nous-même et la relation entre nous et ce contexte dans lequel nous nous trouvons. C’est pour cela qu’elle permet de travailler le rapport au réel d’une personne : cette conscience corporelle devenue « modelable » par l’état hypnotique organise son ressenti et de ce fait influence la dynamique psychologique et même globale (incluant les données corporelles) chez un sujet.

Compte tenu de ce qui précède, on comprend donc que l’hypnose est un processus dynamique, global, d’emblée du côté de l’expérience. Être en hypnose, c’est vivre d’une façon différente la réalité environnante et s’ouvrir à une possibilité de la façonner autrement. Il s’agit, avec l’hypnose – nous dit le psychologue et philosophe Thierry Melchior  –, de « créer le réel ». Autrement dit de façonner une réalité qui nous corresponde et qui soit de ce point de vue individuelle et unique. En situation de déséquilibre, comme une pathologie physique ou mentale, ce remodelage possible devient un puissant outil d’influence sur la santé en jouant sur des ressources qui nous appartiennent.

 

Ligne de recherche

Actuellement, je poursuis l’étude de cette notion de conscience corporelle en lien avec l’hypnose selon deux axes :

– La présence. Cette notion appartient d’abord au champ de la psychologie humaniste et existentielle. Carl Rogers avait commencé à la théoriser sur la fin de sa vie, et elle sera reprise par ses successeurs. La pratique se concentre sur l’ici-et-maintenant, le thérapeute s’inscrivant dans une démarche au terme de laquelle il est en mesure de quitter ses présupposés et de s’inscrire dans une présence à l’autre. « Être là », c’est « être là avec le corps », comme le rappelle Roustang dans son recueil Jamais contre, d’abord, au sous-titre évocateur : La présence d’un corps (2015) . La présence se définirait ainsi : la capacité à « porter tout notre être dans l’instant de la rencontre selon une multiplicité de niveaux (physique, émotionnel, cognitif et spirituel). La présence est fondée sur le Self du thérapeute, qui peut saisir à travers une attitude réceptive sensorielle et émotionnelle l’expérience de la personne à un moment donné »  . C’est une démarche en trois étapes qui amène cette présence : la préparation, le processus et l’expérience interne du thérapeute. À quoi il convient d’ajouter la nécessité d’être dans une posture, un état singulier, apparenté à un état d’autohypnose . Cette notion de présence, par la place même qu’elle réserve à la posture, au corps, à la démarche d’« être là », est un élément important de compréhension du processus de l’hypnose et de l’accompagnement auquel elle invite.

– Le binôme intuition-créativité. L’intuition consiste à laisser parler ses perceptions, et à construire des comportements et faire des choix qui suivent ces ressentis perçus. L’intuition demande, comme la présence, une stratégie pour se développer. La créativité entretient elle aussi des liens étroits avec le processus de la transe. Elle occupe indéniablement une place dans le mouvement qui consiste à laisser émerger des nouvelles modalités d’être et de pensée, et a été conceptualisée sous l’appellation d’expérience optimale (flow) par M. Csikszentmihalyi  . En fait, intuition ou créativité, ces notions nécessitent une ouverture sensorielle, perceptive, conduisant à une transe légère qui procéderait comme une façon d’intégrer tout ce qui est, en lien avec une situation ou une intention, et il n’y aurait plus qu’à laisser aller le corps « qui sait ».

L’expérience d’apesanteur et d’impesanteur (apesanteur créée artificiellement) est une situation unique pour faire évoluer le modèle actuel de compréhension de cette notion de conscience corporelle, en s’aidant par un vécu de transe. Que se passe-t-il lorsque le contexte pousse à se percevoir autrement ? Comment la notion de présence persiste-t-elle ou s’adapte-t-elle à ces nouvelles conditions ? Comment la personne va puiser dans cette nouvelle corporalité ses ressources intuitives, créatives, et s’ouvrir vers de nouvelles expériences de soi l’aidant à se développer ? Il se peut même qu’en venant bousculer la notion de conscience de soi, les variations de pesanteurs chambardent bien plus, jusqu’à notre compréhension de ce qu’est la conscience humaine…

Antoine Bioy


 

1 Bioy A., Découvrir l’hypnose, Paris, InterÉditions, 2007.

2 Rainville P. Neurophénoménologie des états et des contenus de conscience dans l’hypnose et l’analgésie hypnotique. Théologiques 2004 ; 12 : 15-38.

3 Melchior T., Créer le réel, Paris, Seuil, 1998.

4 Roustang F., Jamais contre, d’abord, Paris, Odile Jacob, 2015.

5 Geller S.M. et Greenberg L.S., « Therapeutic presence : Therapists’ experience of presence in the psychotherapeutic encounter », Person-Centered and Experiential Psychotherapies, no 1, 2002, p. 71-86.

6 S.M. et Greenberg, L.S., Therapeutic Presence : A Mindful Approach to Effective Therapy, Washington (DC), APA Publications, 2012.

7 Bioy 2017, L’hypnose, Paris, PUF, 2017.

8 Csikszentmihalyi M., La Créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention, Paris, Robert Laffont, 2006.

 

Bioy A., Découvrir l’hypnose, Paris, InterÉditions, 2007.
Rainville P. Neurophénoménologie des états et des contenus de conscience dans l’hypnose et l’analgésie hypnotique. Théologiques 2004 ; 12 : 15-38.
Melchior T., Créer le réel, Paris, Seuil, 1998.
Roustang F., Jamais contre, d’abord, Paris, Odile Jacob, 2015.
Geller S.M. et Greenberg L.S., « Therapeutic presence : Therapists’ experience of presence in the psychotherapeutic encounter », Person-Centered and Experiential Psychotherapies, no 1, 2002, p. 71-86.
Geller S.M. et Greenberg, L.S., Therapeutic Presence : A Mindful Approach to Effective Therapy, Washington (DC), APA Publications, 2012.
Bioy 2017, L’hypnose, Paris, PUF, 2017.
Csikszentmihalyi M., La Créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention, Paris, Robert Laffont, 2006.