Chronique de droit martien : le retour du premier roman juridique
Recension du livre : Philibert Ledoux et Hervé Croze, Chronique de droit martien. Journal de voyage du professeur Philibert Ledoux sur la planète rouge, Paris, Enrick B. Éditions, 2022, 363 pages.
Cet été 2022 a vu la parution d’une nouvelle édition , augmentée et rhabillée, de la classique Introduction au droit martien du regretté professeur de droit Philibert Ledoux. Ce premier « roman juridique » est un OLNI, objet littéraire non identifié, au journal de voyage d’un universitaire sur la planète rouge, est entrelacé un manuel de droit détaillant les institutions et habitudes juridiques des habitants de Mars. L’auteur étant décédé prématurément avant la parution de son double ouvrage, à la fois récit personnel romanesque et œuvre de doctrine juridique, c’est le professeur Hervé Croze qui a organisé le livre lors de sa première publication au début des années 2000. Pour cette belle réédition, plusieurs articles supplémentaires d’analyse de cette production mythique du droit insolite devenue difficilement trouvable ont été ajoutés.
« À peine débarqué sur Mars, j’étais déjà émerveillé par la beauté des paysages. De prime abord, j’avais été inquiet en me représentant des martiens verts au milieu d’un paysage rouge, mais je compris rapidement que ce n’était qu’une caricature véhiculée par des journalistes mal renseignés. Et encore, dans la mesure où des journalistes ont jamais mis les pieds sur Mars ! Je pense plutôt qu’ils ont relaté, en le déformant, ce que leur ont raconté les premiers explorateurs. Mars n’est pas le rougeoiement confus et uniforme que l’on nous décrit dans les chromos. Comme sur la Terre, comme sur toutes les autres planètes peut-être, la variété règne à l’infini : variété des paysages, des couleurs – même si, dans le relief, le rouge prédomine d’une manière étonnante pour un Terrien –, de la faune et même de l’humanité ; oui, j’ose le mot d’humanité, car j’ai pu constater depuis que les Martiens, malgré leurs indéniables différences avec les Terriens, méritent également le qualificatif d’êtres humains. Ils sont intelligents, ils éprouvent des sentiments et communiquent entre eux dans un langage articulé. Que demander de plus ? Les critères de l’humanité sont sans doute le problème le plus essentiel qui puisse occuper un juriste. En ce qui me concerne, ma religion est faite : les Martiens sont des êtres humains comme nous et j’ai vu chez eux bien de belles qualités que j’aurais aimé rencontrer chez mes concitoyens de la Terre !
Comme la plupart des voyageurs français ou belges, je débarquais à Comptoir Zéro… »
Voilà le paragraphe d’ouverture du livre, qui fixe le cadre romanesque de l’œuvre et l’une des questions qui animera le chercheur en droit tout au long de son manuel de droit martien, la qualité d’être « humain » des petits hommes verts : « Liberté, égalité, fraternité – La qualité la plus naturelle des Martiens est sans doute une forme de fraternité, rustique, mais réelle. Le Martien ignore la xénophobie, peut-être parce qu’il n’a pas conscience de son identité ethnique ; il est naturellement universaliste et cosmopolite, ce qui, d’ailleurs, l’expose à certains dangers, car il est dépourvu de toute méfiance à l’encontre des peuples extra-martiens, qui peuvent se révéler hostiles. Quoi qu’il en soit, au moins jusqu’aux premiers contacts avec les Terriens, les Martiens se sont toujours montrés de taille à se défendre et ont su maintenir l’intégrité, non seulement du territoire de leur planète, mais aussi de leurs possessions extérieures (peut-être de rares colonies, mais surtout les fameuses soucoupes qui constituent certainement un prolongement du territoire martien, de même que sur Terre les navires et aéronefs sont rattachés à l’État dont ils battent pavillon).
Même si la fraternité est une belle qualité, peut-être plus morale que juridique, d’ailleurs, elle ne peut venir qu’en complément de ces deux principes supérieurs, essentiels à toute société démocratique, que sont la liberté et l’égalité, tous deux consacrés par l’immortel premier article de la Déclaration :
Article 1er
Les Martiens naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Je vois, dans cet article, l’occasion de clarifier la trop fameuse question de l’égalité entre les différents peuples de l’espace, et notamment entre Terriens et Martiens. Nul doute que tous les êtres humains, sans distinction de planète, doivent être considérés comme égaux, bien qu’ils ne soient, à l’évidence, pas identiques ! Il y a là, justement, un risque de confusion que je me suis évertué, au prix de grandes difficultés, à dissiper parmi mes amis martiens eux-mêmes : en effet, comme ils ne distinguent ni entre les races, ni entre les espèces, et tiennent, en quelque sorte, tous les êtres vivants, pour identiques, ils généralisent abusivement la notion d’égalité et admettent par exemple, sans discuter, que les kangourous soient leurs égaux, comme les Terriens d’ailleurs. »
Cette publication permet à tout amateur de science-fiction ou de droit de découvrir un genre nouveau dont ce livre est, à notre connaissance, la seule réalisation : la science-fiction universitaire. Car si les pans narratifs et le contexte historique de rédaction de l’œuvre, la Guerre froide, ont été analysés , les extraits du manuel de droit l’ont moins été. Certes, cette invention est une nouvelle façon de jouer avec les codes académiques du droit mais elle est également une nouvelle construction d’une œuvre de science-fiction. Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que le manuel d’une discipline juridique n’a pas le statut classique des cours publiés de n’importe quelle autre branche académique. La plupart de l’actualité et du travail de recherche en sciences naturelles et souvent en sciences sociales se trouvera dans les revues et les publications récentes. Or, en droit, discipline qui s’est très tôt écartée des autres sciences sociales car leur étant préexistantes dans les facultés européennes de plusieurs siècles, le travail de recherche scientifique se trouve dans les manuels . Ces derniers concernent dès lors les étudiants comme les praticiens du droit.
Le travail de l’universitaire juriste consistera dès lors à identifier une matière, qui n’existe pas forcément en tant que production légale des institutions. Par exemple, il est facile de comprendre comment sont nés les premiers manuels de droit récents et donc les matières d’enseignement universitaires qui y sont attachées. Celles-ci ont suivi la publication au début des années 1800 des différents codes napoléoniens qui ont codifié, c’est-à-dire organisé et unifié les lois concernant chacun de leurs domaines : Code civil en 1804, Code de procédure civile en 1806, Code de commerce en 1807, Code d’instruction criminelle en 1808 (aujourd’hui appelé procédure pénale) et enfin, Code pénal en 1810…
Cependant, depuis cette époque, le législateur a produit peu de codes, donc peu de maquettes d’objets légaux pensées dans leur ensemble et de façon cohérente, mais multiplié les lois certes thématiques mais isolées et ponctuelles. Dès lors, ce sont les chercheurs en droit qui ont identifié les thèmes récurrents, créé des systèmes et des nouvelles matières juridiques accompagnant l’évolution des pratiques sociales. Cette œuvre formaliste , de façonnage de la matière juridique brute dans un outil intellectuellement organisé qu’est le manuel, a fait naître de nouvelles disciplines : droit des entreprises, droit de la bioéthique, droit des affaires, droit de la concurrence, droit de l’espace, etc.
Dès lors, l’introduction au droit martien est une production littéraire innovante et inégalée (ni jamais imitée à ce jour), en ce qu’elle crée une discipline juridique, une nouvelle matière, sur la base de pratiques juridiques disparates d’une société complètement imaginaire. Il a fallu à l’auteur d’inventer un monde pour écrire un roman, puis d’extraire de cette fiction littéraire de quoi établir un manuel de droit répondant parfaitement aux canons du genre et à la rigueur scientifique des manuels fondés sur le réel. C’est ce qui en fait un tour de force littéraire comme juridique, le premier manuel sans aucune portée pratique, mais dont la lecture permet de s’enfoncer d’une nouvelle manière dans un univers de science-fiction.
Raphaël Costa
[1] L’édition originale fut publiée en 2005 par les éditions LexisNexis, Paris, sous le titre Introduction au droit martien.
[2] Philibert Ledoux et Hervé Croze, Chronique de droit martien. Journal de voyage du professeur Philibert Ledoux sur la planète rouge, Paris, Enrick B. Éditions, 2022, pp.15 – 16.
[3] Philibert Ledoux et Hervé Croze, Op. Cit., pp.115 – 116.
[4] Anne Teissier-Ensminger, « Chapitre 3. Prolongement hypercontemporain : l’Introduction au droit martien de Philibert Ledoux », Fabuleuse juridicité. Sur la littéralisation des genres juridiques, Paris, Classiques Garnier, 2015, p.661.
[5] Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La Doctrine, Paris, Dalloz, 2004.
[6] Ibid, p.218.
[7] Véronique Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2016, p.47.
[8] Philippe Jestaz et Christophe Jamin, Op. Cit., pp. 222.