Corps divins et condition orbitale. L’art de la Renaissance en impesanteur (II)
Ce texte est le second d’un diptyque réalisé à l’occasion d’une « Résidence en impesanteur », à la fin du mois de mars 2021, obtenue grâce à l’Observatoire de l’Espace du Cnes. Il s’inscrit dans un plus vaste projet de recherche en histoire de l’art portant sur l’imaginaire des cieux à la Renaissance (XVe-XVIe siècles), qui s’intéresse, entre autres, aux modalités artistiques de représentation gravitationnelle des corps, à une époque où l’expérience physique d’impesanteur n’était encore qu’un lointain rêve.
Ce second texte a été rédigé après le vol à bord de l’Airbus Zero G.
Délocaliser l’histoire de l’art
Faire de l’histoire de l’art en impesanteur, éprouver le rapport aux artefacts artistiques en microgravité, mettre en jeu la pratique d’analyse scientifique des images à bord d’un Airbus Zero G peut sembler être, au-delà de la nature hors norme de l’expérience, une idée quelque peu saugrenue. Pourquoi se priver du confort et de la quiétude d’une bibliothèque ou d’un institut de recherche pour s’infliger l’inconfort et le tohu-bohu d’un vol parabolique à plus de 6000 m d’altitude ? Serait-ce à dire que les lieux originels de l’art et les musées ne suffisent plus, qu’il est nécessaire de chercher sans cesse de nouveaux espaces et d’inventer de nouveaux modes d’interaction avec les œuvres d’art ? En réalité, c’est précisément ce décentrement, cette perte de la « zone de confort », cette reconnaissance de l’inévitable médiatisation de toute expérience esthétique qui, du point de vue d’une discipline relevant des sciences humaines comme l’histoire de l’art, font tout l’intérêt de cette résidence en impesanteur proposé par l’Observatoire de l’Espace du Cnes.
Ce second texte, encore pétri du souvenir de ce vol Zero G , se donne donc pour principale ambition de mesurer comment la mise en tension d’une pratique « réglée » comme l’est l’histoire de l’art peut permettre d’en repenser certains des présupposés méthodologiques et orientations théoriques, mais également d’ouvrir, d’ajuster ou de renouveler le regard en direction de productions historiques – du passé dans le cas présent – si connues qu’elles en viennent pour un certain nombre d’elles à ne plus véritablement être considérées.
Conformément à l’orientation historique de cette enquête, mon attention se focalisera ici sur l’art de la Renaissance (XVe et XVIe siècles), âge où l’espace des cieux, on l’a mis en évidence plus tôt , se voit désormais investi et peuplé – pour ne pas dire envahi – de figures – déesses et dieux, anges et humains élus – qui contribuèrent à façonner tout un imaginaire visuel de l’impesanteur au début de la modernité.
L’art de la Renaissance en chute libre
Avant toute chose, il me faut commencer par présenter l’« expérience » que j’ai eu l’opportunité de mener à bord de l’Airbus Zero G : un corpus d’une vingtaine de reproductions d’œuvres d’art, soigneusement choisies en amont de la résidence en raison de leur thématique gravitationnelle, m’a accompagné. On retrouve pêle-mêle des détails de la Création d’Adam (1511-1512) et du Jugement dernier (1536-1541) de Michel-Ange, des figures angéliques extraites de la Déposition de croix (vers 1305) de Giotto, l’Enlèvement de Ganymède (vers 1530) de Parmigianino, la Chute des titans (1588-1590) de Cornelis van Haarlem ainsi que les gravures déjà mentionnées de Goltzius qui s’en inspirent, le Christ de la Transfiguration (1516-1520) de Raphaël, l’ange de l’Annonciation (1527-1528) de Pontormo, la Naissance de la Voie lactée (vers 1575) de Tintoret, la déesse Flore du Printemps (vers 1480) de Sandro Botticelli ou encore le Jupiter foudroyant les Vices (1553-1556) de Véronèse. Autant de thèmes iconographiques – la liste demande à être complétée – qui ont invité les artistes à réfléchir sur la nature de ce que l’on nomme alors le « royaume des cieux ».
Certaines reproductions issues de cette sélection ont été installées en divers endroits de la zone de free floating le temps d’une dizaine de paraboles (soit environ 3 minutes et 40 secondes cumulées), dans un esprit qui se voulait comparable aux planches de l’Atlas mnémosyme d’Aby Warburg, « forme visuelle du savoir » autant que « forme savante du voir » selon la formule de Georges Didi-Huberman (fig. 1) . Si l’intention initiale – optimiste – était d’observer ces images, force est de constater que les conditions d’impesanteur sont tellement désorientantes et éprouvantes pour le corps qu’un tel exercice s’est révélé particulièrement difficile ; cependant cette difficulté est précisément la source même, on va le voir, de la fécondité de cette expérience.
Mouvement perpétuel
D’emblée, on peut noter que l’expérience d’impesanteur vient bouleverser un postulat majeur de la conception de l’œuvre d’art à la Renaissance, héritée notamment du De Pictura/De la peinture (1435) de l’humaniste italien Leon Battista Alberti (1404-1472) : celui d’un spectateur supposément immobile, statique devant le tableau, contemplant la fameuse « fenêtre ouverte » sur l’histoire . Que cet exercice d’analyse des œuvres d’art à bord de l’Airbus Zero G ait lieu face à une reproduction et non devant l’artefact lui-même et que le rapport d’échelle en soit nécessairement altéré ne changent rien ou peu de choses : en gravité zéro, plus d’attache physique au sol et donc aucune immobilité possible. Au contraire, une constante mobilité, un « mouvement perpétuel » pour le dire avec Michel Jeanneret , qui transforme en profondeur notre condition de sujet regardant et la relation naturelle que nous avons aux œuvres d’art.
Ce mouvement perpétuel du corps a pour conséquence immédiate de faire irrésistiblement perdre de vue l’objet même de la contemplation et donc de priver l’historienne ou l’historien de l’art de son principal outil d’investigation, le regard. Toutefois, cette perte n’est pas une fin en soi. Elle est à dire vrai l’occasion de laisser place à un autre type de relation à l’image : une relation qui ne se joue plus (seulement) au niveau esthétique, mais également à un niveau anthropologique.
Anthropologie visuelle de la chute
Par relation anthropologique, il faut entendre un mode d’interaction avec l’image qui engage l’être dans son intégr(al)ité, à un niveau autant individuel que collectif, physique que spirituel. Je fais ici référence aux mouvements « naturels » – d’aucuns pourraient dire innés – involontaires ou automatiques, disons, opérés par le corps lors des phases de gravité zéro ; mouvements parmi lesquels on peut identifier quelques figures types ou modèles, dans la mesure où elles sont présentes de manière récurrente chez celles et ceux qui ont eu l’opportunité de vivre cette expérience. J’avais suggéré de telles analogies dans la première partie de cette étude, à l’appui du corpus iconographique des différentes campagnes Zero G . L’expérience concrète du vol a permis d’en mesurer toute la portée.
La position ou posture qui m’apparaît être la plus révélatrice n’est pas tant celle de l’envol – quoique caractéristique et sans cesse exaltante – que celle de la « chute », là où le corps cherche par tous les moyens à freiner sa descente (ou sa montée), s’agrippant ou tentant de s’agripper afin de retrouver son centre de gravité (fig. 2) .
L’analogie formelle avec la série des « chuteurs » de Goltzius – l’Icare dont j’ai déjà parlé, citons cette fois-ci l’Ixion (fig. 3) – n’en est que plus frappante. Ce qui se joue dans ces analogies formelles doit être situé à un niveau anthropologique car relevant de ce que Giovanni Careri a nommé, au sujet des figures du Jugement dernier de Michel-Ange, une « prise de ressemblance », autrement dit une « forme de participation » de l’être humain au divin eu égard aux croyances qui régissent son existence .
Cette prise de ressemblance, engageant le corps, n’est pas un fait marginal à une époque comme la Renaissance où l’efficacité des images – chrétiennes en particulier – réside précisément dans le dialogue qu’elles parviennent à instituer avec le spectateur . Pour mieux saisir de quoi il retourne, prenons un exemple comme l’Assomption (vers 1587) d’Annibal Carrache (fig. 4) qui, comme de nombreuses images conçues au cours du XVIe siècle italien, unit dans une même représentation les royaumes céleste et terrestre. L’expérience d’impesanteur – ou tout du moins sa connaissance – rend le spectateur « contemporain » d’autant plus familier avec les figures peuplant les cieux – la Vierge et les anges qui l’accompagnent – qu’avec celles habitant la Terre, à savoir les Apôtres qui sont pourtant les relais traditionnels du spectateur « historique » d’un tel tableau. L’émerveillement, la surprise, la stupeur voire la terreur que crée chez les Apôtres la contemplation de cet évènement miraculeux qu’est l’envol de la Vierge Marie, libérée des contraintes de la pesanteur terrestre, traduisent la dimension mystique, surnaturelle, divine qui, à l’époque de la Renaissance, est conférée à l’expérience d’impesanteur.
Que cette expérience nous soit désormais possible invite inévitablement l’historienne ou l’historien de l’art à re-penser ces productions et le type de discours qu’elle ou il est susceptible de porter sur ces dernières. En procédant ainsi, il ne s’agit pas d’inviter à plaquer notre vécu ou notre sensibilité sur des artefacts qui appartiennent à une réalité historique bien différente de la nôtre, mais de s’interroger sur les moyens de les faire accéder à l’existence par des voies insuffisamment explorées par la discipline. Comme le formulait déjà Erwin Panofsky dans un article fondateur, l’histoire de l’art « ne peut aborder les actions ou créations humaines sans les ré-accomplir, les re-créer en pensée » . Le bref parcours esquissé ici à travers l’art de la Renaissance espère avoir établi toute la fécondité qu’il y a à faire se croiser histoire de l’art et histoire culturelle de l’univers spatial afin de penser la condition orbitale avant l’âge de l’exploration physique de l’espace.
Florian Métral
[1] Pour un compte rendu plus personnel de mon vol à bord de l’Airbus Zero G, je renvoie vers le site de l’Observatoire de l’espace du CNES : <https://cnes-observatoire.fr/ode-residents/2021-04-14_vol-florian-metral/retour-vol-zero-g-florian-metral.html>, site consulté le 25/06/2021. [2] Florian Métral, « Corps divins et condition orbitale. L’art de la Renaissance en impesanteur (I) », Humanités spatiales [en ligne], 31 mars 2021 : <https://humanites-spatiales.fr/corps-divins-et-condition-orbitale-lart-de-la-renaissance-en-impesanteur/>, site consulté le 25/06/2021. [3] Georges Didi-Huberman, Atlas, ou le gai savoir inquiet (L’Œil de l’histoire, 3), Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 12. Cf. Aby Warburg, L’Atlas mnémosyne : avec un essai de Roland Recht, Dijon-Paris, L’écarquillé-INHA, 2012. [4] Gérard Wajcman, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Verdier, 2004. [5] Michel Jeanneret, Perpetuum mobile : métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997. [8] Giovanni Careri, La torpeur des Ancêtres : juifs et chrétiens dans la chapelle Sixtine, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013, p. 21-40. [ 9] Cf. John Shearman, Only Connect. Art and the Spectator in the Italian Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1992. [10] Erwin Panofsky, « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », dans L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « arts visuels » [Meaning in the Visual Arts, 1955], Paris, Gallimard, 1969, p. 28.