Chute libre : de l’expérience de pensée à l’expérience tout court

24 Mar 2022

Ce texte est le second d’un diptyque réalisé à l’occasion d’une « Résidence en impesanteur », au mois de septembre 2021, obtenue grâce à l’Observatoire de l’Espace du Centre national d’études spatiales. Il a été rédigé après le vol à bord de l’Airbus Zero G. Le premier texte est accessible ici.

Notre compréhension des lois de la chute des corps doit presque tout à des « expériences de pensée » inventées à plusieurs siècles d’intervalle. Mais qu’est-ce au juste qu’une expérience de pensée ? Chacun a en tête le démon de Maxwell, l’ami de Wigner ou le chat de Schrödinger, qui tous renvoient à des problèmes d’interprétation des théories physiques (en l’occurrence, de la thermodynamique et de la physique quantique). Mais plus puissantes encore et plus fécondes ont été les expériences de pensée qui ont contribué à l’élaboration de nouvelles théories physiques. Elles consistent alors en des ruses de la fiction qui permettent à la raison de venir percuter les données que livre le réel, et d’ainsi mieux l’interroger.

La fécondité historique des expériences de pensée suffit à faire voir que la physique est donc tout le contraire d’une « bureaucratie des apparences » : les lois qu’elle revendique ne se déduisent pas si simplement de l’observation. L’univers semble exhibitionniste, mais en réalité il n’est pas très pédagogue en matière de lui-même. Dès lors, comment le comprendre ? En utilisant notre esprit pour le « travailler au corps », si l’on ose dire. Au corps, oui, mais pas dans un corps à corps : en prenant au contraire de la distance, en décollant notre nez des données brutes qu’il nous livre, en décalant notre point de vue, en ne s’embarrassant plus des limitations que nous impose la réalité empirique telle qu’elle se donne à un moment donné de l’histoire.

Car ce n’est tout de même pas un hasard si les grandes percées de la physique ont été réalisées, pour l’essentiel, par des gens qui, chacun à sa façon, ont trouvé le moyen d’effectuer des pas de côté, des « écarts de pensée » grâce auxquels ils sont parvenus à faire « dé-coïncider » le monde d’avec ce qu’il semble nous montrer de façon évidente.

La nature aurait horreur du vide ? Peu importe

S’interrogeant sur la façon dont les corps tombent, Galilée découvre que si la durée écoulée, plutôt que l’espace parcouru, est choisie comme variable, alors la chute des corps dans le vide doit obéir à une double loi facile à formuler : d’une part, la vitesse acquise est proportionnelle à la durée de la chute ; d’autre part, elle est indépendante de la masse et de la nature du corps. Il constata d’abord qu’un caillou qui tombe dans la mélasse est très vite stoppé, mais que la résistance à son mouvement s’affaiblit dans l’eau et plus encore dans l’air. Il eut alors l’idée d’extrapoler ces observations en se posant cette question contrefactuelle : que se passerait-il s’il n’y avait plus du tout de résistance du milieu, autrement dit si les corps chutaient dans le vide ? Cette hypothèse intellectuelle du vide (fortement rejetée par les philosophes et les théologiens, condamnée par l’Inquisition) découlait d’une intuition géniale : dans le vide les lois les plus fondamentales du mouvement se laisseraient voir de façon si directe, apparaîtraient si simples, qu’elles deviendraient aisément mathématisables !

Dans ses Discours sur deux sciences nouvelles (1638), Galilée utilise le vide comme ce qu’on pourrait appeler un « milieu de pensée », un cas limite avec lequel il est parfaitement licite de raisonner (quand bien même il n’existerait pas dans la réalité) et qui permet d’étudier les propriétés du mouvement grâce à un processus d’idéalisation du réel. Même s’il demeure hypothétique, le vide change radicalement de statut : il est désormais conçu comme la situation la plus simple à laquelle puisse se référer le physicien, quitte à ce que celui-ci revienne ensuite aux cas concrets qui se présentent dans notre environnement habituel. Se référer au vide permet en somme de contourner par le raisonnement la complexité des apparences.

L’expérience de pensée qu’invente Galilée est racontée par Salviati, l’un des trois personnages des Discours concernant deux sciences nouvelles. Il fait l’hypothèse, dans le but de l’invalider, qu’Aristote a raison lorsqu’il dit que les objets les plus lourds chutent plus vite que les objets les plus légers : « S’il est vrai qu’une grosse pierre se meut, par exemple, avec huit degrés de vitesse et une plus petite avec quatre degrés, que s’ensuivra-t il si on les attache l’une à l’autre ? »

Pour comprendre la démarche, tentons de raisonner comme Galilée : l’ensemble formé par les deux pierres étant plus lourd que la seule grosse pierre, il devra tomber plus vite qu’elle. Toutefois, pendant la chute, la petite pierre chutant moins vite que la grosse va tendre la corde qui la rattache à elle et ainsi faire « parachute », de sorte que l’ensemble tombera moins vite que la seule grosse pierre. Conclusion : les deux pierres attachées l’une à l’autre tomberont à la fois plus vite et moins vite que la plus lourde… Comment dissoudre cette contradiction ? En faisant l’hypothèse que tous les corps chutent rigoureusement à la même vitesse, quelle que soit leur masse, ce qui n’est pas du tout ce que nous observons dans la vie de tous les jours ! Galilée l’énonce par l’entremise de Salviati en utilisant une image choc : « Un grain de sable tombe exactement à la même vitesse qu’une meule de moulin ! »

Mais comment cette loi peut elle expliquer la chute des corps alors même que ce qu’elle énonce ne correspond pas à ce que nous observons lorsque nous voyons des corps chuter ? Parce que les différences de vitesse observées ne proviennent nullement de la gravité, seulement du milieu dans lequel les corps tombent. Galilée fut le premier à avoir eu l’intuition que, lorsqu’on tombe, on ne sent pas son propre poids avec ces lignes fascinantes et trop rarement citées :

« Une grande pierre placée sur une balance non seulement pèsera davantage, si on lui ajoute une autre pierre, mais la simple addition d’une quenouille d’étoupe augmentera son poids des six ou dix onces que pèsera celle-ci. Si, au contraire, vous attachez la pierre et l’étoupe, et les laissez tomber librement d’une certaine hauteur, croyez-vous qu’au cours du mouvement l’étoupe pèsera sur la pierre, accélérant ainsi sa chute, ou croyez-vous qu’elle la ralentira en la soutenant partiellement ? Nous sentons la pression d’un corps disposé sur nos épaules quand nous voulons nous opposer à son mouvement, mais si nous descendions avec la vitesse qui serait naturellement la sienne, comment ce corps pourrait il s’appuyer sur nous ? […] Concluez donc que dans la chute libre et naturelle, la plus petite pierre n’exerce aucune pression sur la plus grande et n’accroît nullement son poids, comme elle le fait au repos. […] Nous en concluons donc que les mobiles grands ou petits, et possédant un même poids spécifique, se meuvent avec une même vitesse. »

N’est-on pas déjà là à deux doigts du principe d’équivalence énoncé pour la première fois par Albert Einstein ?

Albert Einstein : expérience de pensée ou expérience émotionnelle ?

Un beau jour de novembre 1907, Einstein entame comme à l’accoutumée une sorte de sieste en veillant à demeurer semi-éveillé : il peut ainsi se laisser aller à sa rêverie tout en conservant suffisamment de lucidité pour être capable de saisir toute bonne idée qui lui viendrait à l’esprit. C’est ainsi qu’il eut l’idée « la plus heureuse de sa vie » : « J’étais assis sur ma chaise au Bureau fédéral de Berne et je compris d’un coup que si une personne est en chute libre, elle ne sentira pas son propre poids. J’en ai été saisi. Cette pensée me fit une grande impression. Elle me poussa vers une nouvelle théorie de la gravitation. » Grâce à cette chute imaginaire (prémisse des vols « Zero G »), Einstein prit pleinement conscience d’une sorte d’évidence compréhensible par tout un chacun mais jamais formulée par quiconque : lorsque nous tombons en chute libre, tout ce qui est proche de nous (parapluie, chapeau…) tombe comme nous. Tout se passe comme si l’accélération produite par la chute effaçait le champ de gravitation local. Songe ? Vision ? Cette représentation intérieure, qui lui permit d’entrevoir ce qu’impliquaient les lois newtoniennes de la gravitation, n’est pas une découverte. Mais chez Einstein, ce fut un choc. Un choc émotionnel plus qu’intellectuel ! Il l’amena à postuler qu’il y aurait une sorte d’identité formelle, en fait une équivalence, entre accélération et gravitation : si une accélération peut effacer un champ gravitationnel réel, elle peut aussi créer l’apparence d’un champ gravitationnel là où il n’y en a point. La formalisation mathématique de cette équivalence le mènera à la théorie de la relativité générale, qu’il publiera en 1915.

La fulgurance d’Einstein à propos de la chute des corps pose une question subsidiaire : lorsque nous sommes en impesanteur, nous ne sentons certes pas notre poids, mais sentons-nous encore notre propre corps ? Je veux dire : le percevons-nous encore comme « solidaire de nous-même » ou nous apparaît-il alors, en une certaine façon, simplement « périphérique », comme en orbite autour de notre moi ?

Vol zéro-G et « esprit du corps »

Si la perceptive d’un vol Zero G m’a tant intéressé, c’est parce que je voulais mieux cerner le rôle et la part que joue la gravitation dans la perception que nous avons de notre propre enveloppe charnelle : faut-il se sentir pesant pour pleinement éprouver son incarnation ? et que devient la conscience de soi lorsque plus rien n’est grave ?

Lors des phases de descente en chute libre de l’avion, qui durent une vingtaine de secondes, l’impesanteur ressentie a pour effet que tous les mouvements apparaissent doux, merveilleusement inertiels. Cette sorte de danse calme est psychiquement contagieuse : l’esprit ressent comme une grande paix intérieure. Quel paradoxe de ne plus sentir son poids alors qu’on subit de plein fouet la gravitation ! D’avoir une masse devenue non pesante ! Il s’agit d’une sorte de libération. La gravitation est provisoirement mise hors du spectacle (expression qui est curieusement l’anagramme de… la chute des corps !). Il y a une sérénité diffuse engendrée par l’impondérabilité, de sorte qu’à mesure que les paraboles de l’avion s’enchaînent, on comprend de mieux en mieux le sens de cette phrase énigmatique de Paul Claudel : « Les ailes nous manquent, mais nous avons toujours assez de force pour tomber » . En impesanteur, la gymnastique n’est plus un sport, seulement une façon tranquille de jouer avec l’économie du principe d’inertie et l’isotropie de l’espace.

Mais les phases de montée de l’avion et l’hypergravité qu’elles engendrent sont elles aussi surprenantes : alors que je m’attendais à éprouver un simple « appesantissement », je me suis senti littéralement écrasé. J’ai tenté de me livrer à toutes sortes d’exercices physiques. J’ai chanté, et découvert aussitôt que cela représente un exercice violemment musculaire tant la mâchoire inférieure rechigne à remonter après qu’on a ouvert la bouche. J’ai tenté de marcher et y suis parvenu sans trop de difficultés après une courte phase d’adaptation, mais plutôt que de marcher, j’ai eu l’impression de gravir une pente raide. J’ai constaté également que l’hypergravité dilate les durées perçues, comme si la démultiplication des g avait pour effet de ralentir le passage du temps : lui aussi semble s’appesantir.

Mais contrairement à ce que je pensais avant le vol, l’absence de poids n’annule pas la sensation d’avoir un corps. Un vol Zero G fait physiquement ressentir la différence essentielle entre la masse et le poids, qu’on a tout loisir de confondre dans la vie courante (ou statique !). Quand la masse du corps se fait sentir sans son poids, ne subsiste plus que ce qu’on l’on pourrait appeler « l’esprit du corps ».

Notre langage humain aurait-il incurvé par la gravitation terrestre ?

Dans la vie courante, tous les gestes, tous les mouvements et toutes les expériences de notre corps nous transforment en une espèce de verbiage plus subtil qu’on le croit. Un langage justement dit « corporel » qui exprime une part essentielle de notre personnalité. Alors la question que je me pose est celle-ci : comment entendrions-nous toutes les phrases par lesquelles nous disons notre expérience du corps si nous n’avions jamais vécu qu’en impesanteur ? Parviendrions-nous seulement à comprendre leur sens ? On peut en effet imaginer que, dès l’origine, notre langage a été lui-même incurvé et déformé par la pesanteur terrestre, au point que sa structure même la traduirait de façon implicite. En d’autres termes, se pourrait-il que, si nous n’avions pas fait l’expérience permanente de la gravité, nous aurions parlé autrement, dans une langue non polarisée par la sensation ininterrompue d’être pesant ? Les notions de haut et de bas nous seraient étrangères et incompréhensible, et le principe d’inertie, qui fut si lent à être découvert (par Galilée et Baliani), nous serait apparu comme une évidence. Que dit-il en effet ? Qu’en l’absence d’influence extérieure, tout corps perdure dans un mouvement rectiligne et uniforme, c’est-à-dire va en ligne droite avec une vitesse constante, ce qu’on appelle un mouvement « inertiel ». Mais qui n’a jamais observé pareille chose dans la vie courante ? Réponse : personne ! Personne n’observe jamais un mouvement qui soit purement et parfaitement inertiel, car tous les mouvements que nous observons sont provoqués par l’action d’une ou plusieurs forces, sont incurvés ou finissent par s’amortir. Un tel mouvement nous semble donc impossible, au sens de « antinaturel » ou d’« irréalisable ». C’est bien pourquoi Alexandre Koyré put écrire :

« Le concept galiléen du mouvement nous paraît tellement naturel que nous croyons même que la loi d’inertie dérive de l’expérience et de l’observation, bien que, de toute évidence, personne n’a jamais pu observer un mouvement d’inertie […] Nous ne sommes plus conscients du caractère paradoxal de la décision de Galilée […] d’expliquer le réel par l’impossible. »

En somme, si Galilée avait effectué un vol Zero G, il aurait pu énoncer d’un même mouvement le principe d’équivalence et le principe d’inertie !
Il m’est aussi apparu que dans les phases d’impesanteur, les corps étaient moins « parlants » que dans un champ de gravité, comme si l’absence de résistance, de poids, de tensions musculaires, les rendaient plus neutres, moins loquaces, moins incarnés.

Dans la vie courante, nous luttons à chaque instant contre la sévère loi de la gravité et faisons spontanément de cette force l’arbitre de l’orientation de l’espace qui nous entoure. C’est en somme la direction de notre poids qui « polarise » l’espace dans lequel nous évoluons. On pourrait presque dire que la gravité « stylise » notre espace, le coordonne, en rendant la dimension verticale plus essentielle que la dimension horizontale. La gravité oriente également notre corps car on ne sent pas son poids de la même façon selon qu’on a les pieds posés sur quelque prise offerte par la paroi ou selon qu’on est suspendu dans le vide par les mains : « Un homme suspendu a certes le même aspect qu’un homme debout, faisait remarquer Ludwig Wittgenstein, mais le jeu de forces en lui est tout autre, ce qui lui permet d’agir tout autrement que celui qui est debout » .

Il nous revient donc de faire à notre tour une expérience de pensée : celle consistant à imaginer un nouveau dictionnaire, qui contiendrait d’une part les mots que nous aurions inventés si nous n’avions jamais éprouvé la pesanteur, d’autre part ceux déjà existants que nous ne pourrions plus comprendre.

Etienne Klein


[1] Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 108.

[2] Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 109.

[3] Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 108-109.

[4] Albert Einstein, Les Idées fondamentales et les méthodes de la théorie de la relativité exposées selon leur développement, manuscrit, 1920, bibliothèque Pierpont-Morgan, New York.

[5] Paul Claudel, Positions et Propositions, Œuvres complètes, tome 15, NRF, Gallimard, 1959, p. 158.

[6] Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 166.

[7] Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées (1937), trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1984, p. 44-45.

Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 108.
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 109.
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, Paris, PUF, 1995, p. 108-109.
Albert Einstein, Les Idées fondamentales et les méthodes de la théorie de la relativité exposées selon leur développement, manuscrit, 1920, bibliothèque Pierpont-Morgan, New York.
Paul Claudel, Positions et Propositions, Œuvres complètes, tome 15, NRF, Gallimard, 1959, p. 158.
Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 166.
Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées (1937), trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1984, p. 44-45.